Après la Seconde Guerre mondiale, Rome s’est étendue dans la périphérie, mais de façon désordonnée et illégale : les maisonnettes et les petits immeubles, bâtis sans permis de construire sur la terre de personne, ne sont pas reliés aux réseaux de gaz, eau et électricité. Les habitants de ces constructions rudimentaires et inconfortables ne sont évidemment pas le dessus du panier. C’est le monde décrit par Pasolini (à qui Siti a consacré un essai) dans la plupart de ses romans et dans le film Mamma Roma. Depuis, plus de cinquante ans ont passé, et tout a encore changé.
Pour analyser, en romancier bien sûr, mais aussi en sociologue, le monde très particulier des borgate, Walter Siti choisit de prendre comme échantillon, un peu à la manière de Perec, les comportements des locataires de l’escalier A du 13 via Vermeer. Une quinzaine de personnes, qui ne sont pas des enfants de Marie. Pour qu’on s’y retrouve dans ces couples hétérogènes, éphémères et interchangeables, l’auteur place au début du livre un plan de l’escalier A, avec ses premiers occupants, sujet du chapitre, puis avec ceux qui les remplaceront et dont l’histoire sera esquissée à la fin du volume. Il est donc impossible de résumer les parcours chaotiques de ces versions modernes du lumpenprolétariat : peu ont un travail fixe, Gianfranco, le plus riche parce que dealer, occupe trois appartements réunis où il vit, en très bonne entente, avec Mauro, son amant, et Fiorella, sa maîtresse ; Marcello, le personnage central, beau gosse, sportif, en quête de petits rôles au cinéma, est entretenu par le professeur, alias Walter, tout en étant marié à Chiara, consentante. La Toupie, lâche et pervers, vit aux crochets de Fernanda, sa colocataire, prostituée brésilienne qui exerce dans son appartement ; Francesca, dite Cicci, infirme, est la seule à défendre un idéal politique, enfin Simona, la seule à travailler régulièrement puisqu’elle tient l’animalerie du rez-de chaussée… Aucun enfant dans l’immeuble. Un seul chien.
Quelques points communs entre ces personnalités diverses : d’abord la drogue, cocaïne plutôt que haschisch, primordiale, qu’on vive de sa vente ou qu’on consente aux pires trafics, aux pires bassesses, pour se la procurer : elle est beaucoup plus importante que l’argent ou la nourriture. Ensuite, l’effacement des frontières qui séparent les différentes formes de sexualité : homosexualité et bisexualité, plus courantes que l’hétérosexualité, et pratiquées sans la moindre retenue. Enfin, et, pourrait-on dire, par conséquent, une absence totale de joie de vivre, On est loin des « saines » débauches représentées par les peintres baroques.
Dans le premier chapitre, déconseillé aux âmes pudibondes, l’auteur observe en entomologiste et rapporte avec le plus grand détachement la vie dissolue des borgatari auxquels il semble intimement lié. Peu importe si ses modèles sont imaginés ou réels, et si le professeur Walter est bien Walter Siti, puisque tout semble peint d’après nature. Dans le deuxième chapitre, s’éloignant juste un peu de la forme romanesque, le texte se transforme en enquête sociologique, presque scientifique, qui cherche les causes de cette mentalité liée à des zones bien précises. « Le borgataro ne respecte rien parce qu’il est résigné à tout, ce qui signifie vivre à fond tant que c’est possible et tomber quand le moment est venu. Agitation et immobilisme mêlés dans un seul souffle. »
En fait, le livre, même s’il est homogène, relève un peu du collage. Pour commencer, une nouvelle parue en revue, puis deux chapitres consacrés aux deux temps de la vie de l’immeuble, deux chapitres d’analyse sociologique, un chapitre entier consacré à Mauro, qui finit par s’enrichir grâce à ses magouilles immobilières, enfin une sorte de lettre, presque « fleur bleue », que le professeur s’adresse à lui-même plus qu’au beau Marcello. « Tentant de m’orienter dans le désert et n’arrivant toujours pas à renoncer à la boussole de chair qu’était pour moi Marcello, je me limite à un objectif modeste : comprendre ce que j’ai appris de lui. J’ai appris, notamment, à ne pas distinguer le bien du mal. » Mais le collage fonctionne. Et cette image très sombre, inquiétante, des bas-fonds romains d’aujourd’hui a bien des points communs avec celle de ce qu’on appelle pudiquement les « quartiers sensibles » du monde entier. Les dérives des bas-fonds ne sont que l’exaspération des dérives de toutes nos sociétés. Le livre peut donc jouer à la manière d’un avertissement, mais il ne semble pas que ce soit le but de l’auteur, qui analyse ces turpitudes avec détachement, tout en s’y complaisant. Ni jugement ni conseil.
Le livre est certainement très bien écrit dans sa version originale, mais il faut rendre hommage à Françoise Antoine, qui réussit à traduire une sorte de romanesco moderne, en un argot français très actuel qui sonne parfaitement juste. Aucune déperdition. Un petit exemple : Marcello vient de « refiler » le professeur à Mauro :
« Mais ça ne te dégoûte pas, toute cette graisse ?
- Je le regarde même pas, hé hé, un petit truc de pro… mais il est sympa, il est bon comme du bon pain… avec toi aussi, si t’avais un peu de patience…
- Il ballotte de partout.
- C’est pas moi qui dois le baiser. Chiara qui croit que c’est facile, elle me reproche de pas avoir envie de bosser… mais le remboursement de la moto, les vacances…
- Mais ton cul s’élargit même si t’as pas envie ? »
Choquant et déprimant, mais intelligent et lucide, La Contagion mérite d’être lu.
Monique Baccelli
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