Cela se passait au milieu des années cinquante de l’autre siècle, et l’on savait encore que « gênes » voulait dire tortures et que l’adjectif « exquises », directement traduit du latin, signifiait choisies, librement bien sûr, ce qui impliquait que nous étions libres de nous esquinter le tempérament pour accéder à l’excellence littéraire, et que la poésie, mon petit, ça n’est pas gai, quel métier !
Valéry était bien coupable, en effet, d’avoir juché si haut la barre de ses propres ambitions, en s’imposant dès l’adolescence de n’écrire rien qui fût vraiment spontané, la spontanéité comportant le risque de la médiocrité et de l’insignifiance ! Ne passait-il pas ainsi, pourtant, et de façon délibérée, à côté des grandes éructations jubilatoires de Maldoror, ou même de l’emportement des vers libres théorisés par Gustave Kahn et magnifiquement orchestrés par Laforgue dans ses poèmes ultimes ?
Son modèle à lui – il en est de pires –, c’était Mallarmé, soit le plus pur, le plus désintéressé, le plus exigeant des symbolistes. Le subtil Benoît Peeters, son biographe, montre bien que cette filiation essentielle explique les débuts surprenants d’un jeune provincial chanceux (sa rencontre fortuite avec le Parisien Pierre Louÿs, qui sera pour lui un ami exemplaire, lui permet de connaître à vingt ans l’auteur de L’Après-Midi d’un faune et de devenir son disciple préféré), qui choisit le silence poétique dès octobre 1892 (il n’a que vingt et un ans) et la « nuit de Gênes », cette tempête sous un crâne éprouvée chez sa tante maternelle Grassi, l’Italienne.
Ce que représente cette crise, qui aboutit à la conversion soudaine et peu banale d’un poète déjà reconnu par ses pairs, Louÿs et Gide notamment, à l’ascèse de l’étude abstraite (mathématiques et autres « sciences dures »), nous le comprenons peut-être aujourd’hui. S’estimant possédé par un amour inabouti qui lui a fait découvrir la faiblesse de son propre cœur et l’a persuadé que la passion pouvait mettre à bas le fonctionnement intellectuel dont il attend tout, il s’opère vivant de la poésie pour de tout autres raisons que Rimbaud et ne produira plus qu’en prose jusqu’en 1916.
Encore est-ce une production très réduite s’il s’agit de publier. Quelques fameux textes : Introduction à la méthode de Léonard de Vinci en 1895, La Soirée avec Monsieur Teste en 1896. Le gros de son travail est ailleurs. Levé chaque matin à cinq heures, il entasse dans des Cahiers de prodigieuses masses de réflexions sur les sujets les plus variés (c’est à ce foudre gigantesque d’élixirs qui mûrissent et décantent qu’il puisera dans sa vieillesse pour Tel Quel, Mauvaises pensées et autres, etc.).
Durant cette période si longue de creux, son prestige de penseur hautain et de poète mort jeune se maintient et même s’accroît. C’est à lui qu’André Breton, qui a dix-huit ans en 1914, s’adresse pour lui présenter ses premiers vers. Il est si généreusement accueilli que leur amitié durera plus de dix ans, survivra aux prises de position iconoclastes du surréalisme, et ne cédera qu’à ce scandale, l’élection de Valéry à l’Académie française en 1927, mais, à ce moment-là, il y a déjà dix ans qu’il a réintégré le siècle, recommencé à publier de la poésie (toujours en versification classique) et emprunté la trajectoire mondaine qui ne finira qu’avec sa vie.
Étrange destinée ! Que fait-il pendant cette traversée du désert, à part noircir des pages que personne ne lit ? Eh bien, en quelque sorte il organise la fin prématurée de sa carrière. Comme il est pauvre, à la différence de ses amis les plus proches Louÿs et Gide, pauvre comme Mallarmé, « petit » professeur d’anglais, comme Jarry et Léautaud qui l’admirent, pauvre comme Huysmans, fonctionnaire subalterne au ministère de la Guerre – Peeters est bien avisé d’insister sur ce donné matériel qui n’est nullement secondaire, mais au contraire crucial –, il suit la suggestion de l’auteur d’À rebours et passe le concours de « commis-rédacteur » puis entre lui aussi au ministère de la Guerre en 1897. Dans ce poste sans avenir, il désespère jusqu’en 1900, date à laquelle un ami le tire d’affaire en lui offrant de devenir le secrétaire particulier de son oncle Édouard Lebey, administrateur d’Havas.
Ce n’est pas mirobolant, pas très drôle (Lebey a la maladie de Parkinson, s’attache très vite au jeune homme, lui laisse de moins en moins la bride sur le cou malgré leurs conventions d’horaires), mais Valéry est un fidèle – ou bien un pusillanime – et il restera auprès de son patron plus de vingt ans, jusqu’à la mort de celui-ci – qui n’en fera pas un de ses héritiers – en février 1922 ! Et le reste de l’établissement va avec cette médiocrité assumée : un mariage bourgeois arrangé en 1900 (dont naîtront trois enfants, entre 1903 et 1916 ; Valéry s’occupe d’eux avec sollicitude), une épouse fragile, presque toujours alitée jusqu’en 1914, une existence routinière, sans éclat apparent.
Monsieur Teste semble constituer un autoportrait, d’ailleurs sans complaisance. Seule compte la vie de l’esprit, qui ne s’épanouit qu’à l’aube. Le reste du temps est dévolu aux tâches : tenue des comptes de Lebey, lectures à haute voix au même, entretien des amitiés littéraires, conseils aux débutants, mondanités non point frénétiques comme elles le seront plus tard, mais suffisantes, rien que de très honorable, rien (peut-être, car la vie intérieure existe à plein et se cache) que de très ennuyeux.
Valéry, qui est agnostique, s’éloigne peu à peu de sa femme bigote – un bel exemple de couple comme il faut sous la IIIe République ! Il est néanmoins conservateur bon teint, a été antidreyfusard, sera patriote sans état d’âme en 1914 (fera l’éloge de Pétain en 1929 pour l’entrée du « vainqueur de Verdun » à l’Académie, et rêvera vaguement d’être appelé à ses côtés pour sauver l’Europe en 1940) : la bêtise n’est pas son fort, mais la politique non plus.
Il me semble que c’est 1914, cet épouvantable bouleversement de tous les affects, mais aussi de tous les conforts, qui réveille sa libido endormie. Si la guerre n’avait pas éclaté, n’eût-il pas persisté dans son train-train (Peeters ne le laisse pas entendre, plein d’indulgence qu’il est pour son auteur) ? N’aurait-on pu dire alors qu’il avait raté sa vie, au moins affective ? Quoi qu’il en soit, c’est en 1920 (il a quarante-neuf ans) que la fureur érotique à laquelle il avait cru échapper à jamais en 1893 le rattrape enfin. La coupable (la salvatrice) s’appelle Catherine Pozzi, elle a trente-deux ans, leur liaison à éclipses durera jusqu’en 1928, comblée de bruit et d’exaltation.
Succéderont à Catherine Pozzi : Renée Vautier, sculptrice, en 1931 ; Émilie Noulet, enseignante, en 1934 (elle le quittera pour épouser un diplomate en 1937) ; enfin, la même année 1937, Jeanne Loviton, romancière sous le pseudonyme de Jean Voilier – il a soixante-six ans alors, elle trente-six, c’est une « mangeuse d’hommes » (les mâles appellent bêtement ainsi celles qui les dominent). Mais cette fois l’affaire est si sérieuse qu’elle se déploiera comme un orage somptueux jusqu’au mariage de la dame le 1er avril 1945, et que Valéry en mourra le 20 juillet, ayant incontestablement réussi, sur le plan des sentiments, le dernier quart de son existence, ce qui n’est pas rien.
Réussi ? Sans aucun doute, les quatre cent cinquante admirables lettres adressées à celle qui fut vraiment la femme de sa vie, réunies par Martine Boivin-Champeaux chez Gallimard, le prouvent. Elles sont vives, sensuelles, souvent d’une poésie naturelle, sans apprêt ni drapé (elles étaient accompagnées des poèmes publiés en 2008 chez Bernard de Fallois sous le titre Corona et Coronilla. Poèmes à Jean Voilier), toujours belles et psychologiquement émouvantes même dans les plaintes. Elles font grand honneur posthume à un amoureux brisé, jaloux, pathétique, qui ne montre aucune bassesse d’âme (à moins que le choix opéré par l’éditeur n’ait occulté des abîmes). Elles savent rire aussi, et s’attendrir, séduire avec la même douceur insinuante que Charmes, le recueil de la reprise poétique, paru en 1922, et qui, à part les poèmes épistolaires de cette correspondance secrète, blessée et touchante, est l’ultime sursaut de Valéry poète.
Car le dernier Valéry, celui qui, à partir de la mort de Lebey en 1922, et de la perte de son gagne-pain, va dépendre entièrement, sur le plan financier (si problématique au cours des années d’Occupation), du consortium des dames de la haute société qui achètent ses préfaces et ses articles, puis de ses fonctions honorifiques mais lucratives d’administrateur du Centre universitaire méditerranéen et de ses cours au Collège de France, ne sera plus qu’un conférencier à bout de souffle, recyclant sans trêve des travaux anciens.
À la fin de son beau livre intelligent et sensible, Benoît Peeters se demande si Valéry a raté son œuvre, et conclut en sauvant le prosateur et le penseur, en préférant oublier le poète prisonnier d’une métrique et d’une rhétorique académiques et démodées. Je serai plus circonspect sur les deux tableaux. Peut-on encore lire sans ennui Eupalinos ou l’architecte ? Ne peut-on plus lire avec émotion « Tes pas, enfants de mon silence, / Saintement, lentement placés… » ? Ce symbolisme lascif tout faufilé d’équivoques a-t-il vraiment perdu de son suc, comme le presbytère de son éclat ?
Maurice Mourier
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