La collection « Le geste cinématographique » des éditions Montparnasse établit peu à peu un catalogue des ressources du cinéma direct – Flaherty, Rouch, Pierre Perrault, Robert Kramer, les groupes Medvedkine – et de l’expérimentation exigeante – l’œuvre complète de Straub et Huillet – qui n’a guère d’égal. On ne se situe pas du côté du spectacle facile et de la franche rigolade, mais se construit ainsi progressivement une mémoire du cinéma d’intervention extrêmement précieuse. Qui se souviendrait que Mai 68 avait généré autant d’images sans les trois coffrets consacrés aux films de ce printemps-là ? La remise à la lumière des traces, peu nombreuses, laissées par Yann Le Masson (né en 1930) s’inscrit dans le projet général – reconnaître les grands anciens. Ou plutôt, dans ce cas précis, le faire tout simplement connaître. Car le nombre, déjà à l’époque extrêmement limité, des spectateurs (ceux des rares ciné-clubs qui n’hésitaient pas à passer des titres censurés) qui ont pu voir J’ai 8 ans et Sucre amer, les deux premiers courts de Le Masson, va forcément en se raréfiant. Le DVD permet de vérifier que le premier, rassemblant à chaud (1961) des dessins d’enfants algériens ayant vécu bombardements et mitraillages de l’armée française, a gardé toute sa force ; quant au second, il montrait comment Michel Debré, alors Premier ministre, avait su, en 1963, se faire élire député de la Réunion en faisant voter quelques occupants des cimetières de l’île. Si l’événement a perdu de son actualité, la technique de l’utilisation des électeurs fantômes demeure une pratique éprouvée, et pas seulement dans les îles lointaines. Sucre amer, immédiatement interdit par le pouvoir gaulliste – ce qui vaut Légion d’honneur – ne fut, à notre connaissance, jamais repris. Guère plus que Kashima Paradise, dont on ne se souvient pas, après sa présentation à Cannes en 1973 par la Semaine de la Critique, qu’il ait connu autre chose que des projections militantes. Le film est pourtant un modèle de documentaire à la première personne, même s’il porte la double signature Le Masson-Deswarte, et ce n’est pas un hasard si le commentaire est dû à Chris Marker : nous sommes ici au cœur d’une même famille, d’esprit et de combat. Mais ce cinéma personnel est tout sauf impressionniste ; au contraire, il s’appuie sur une structure bétonnée, un savoir du contexte japonais (la coréalisatrice préparait une thèse de sociologie sur les rapports entre « Industrialisation rapide et société rurale dans un pays capitaliste avancé ») qui permet de creuser au-delà des apparences : un mariage, derrière les simagrées traditionnelles du marieur, cache un échange économique précis, le cercle vertueux de l’obligation du don et du contre-don peut recouvrir un gouffre social, etc. Rien de dogmatique dans la démonstration, simplement une manière de montrer l’engrenage des situations et les ruses de la classe dominante que le commentaire démasque. La caméra se pose en trois lieux principaux : le village de Takei et ses 450 habitants, riziculteurs aux abois ; Kashima, combinat géant édifié autour du plus grand port industriel du pays, accumulation monstrueuse d’usines cracheuses de fumées empoisonnées – et qui récupère comme main-d’œuvre tous les paysans de la région (dont ceux de Takei) ; Narita, enfin, aéroport alors en construction, et auquel s’opposent les habitants, soutenus par des étudiants tokyoïtes. Agriculture, industrie, transport : tous les éléments nécessaires sont réunis pour une approche globale – en définitive, l’avancée du film modifiera la recherche de Deswarte qui se fixera sur le giri, cette notion spécifique inconnue ici, impliquant devoir et obligation morale et sociale. Mais aussi effrayantes que soient les batteries de cheminées éructantes, on a vu pire depuis, question pollution majuscule, et les quelques documentaires montrant les villes industrielles actuelles de la Chine de l’intérieur ramènent les nuisances de 1970 au rayon des antiquités. En revanche, la longue dernière partie du film, tournée durant les manifestations de Narita, reste un moment peu dépassable. Le Masson avait beaucoup tourné dans les rues de mai. Deux ans plus tard, les conditions n’étaient pas les mêmes : il ne s’agissait pas de manifestations fugaces à accompagner en courant dans la ville, mais d’une bataille en lieu clos entre deux camps structurés, obéissant à des règles codifiées. Les CRS locaux, casqués, portaient gourdins et boucliers aussi grands qu’eux. Les manifestants, également casqués, étaient munis de bâtons et, pour les zengakuren, ces militants dont les techniques firent tant rêver l’extrême gauche occidentale, de lances de bambou affûtées. Tortues romaines contre lanciers, le combat renouait avec une tradition vénérable (affrontement uniquement face à face) et obéissait à un rituel, incompréhensible ailleurs : bataille de 7 heures à midi, puis après déjeuner, de 14 à 19 heures, avec rendez-vous pour le lendemain. Et ainsi une semaine durant. On comprend que le cinéaste, filmant au plus près ces bagarres, ait pu rattraper un jour ce qu’il avait raté la veille. Le résultat est superbe : la chorégraphie des mouvements des combattants, les attaques des voltigeurs contre les murs de boucliers renvoient aux chevaliers teutoniques d’Alexandre Nevski et si Le Masson n’avait lui-même conté les péripéties du tournage, on pourrait croire que la bataille n’a duré que le temps restitué. Magie du montage… Il aurait été satisfaisant pour l’âme de terminer Kashima Paradise sur ce combat, montrant ainsi qu’un peuple uni pouvait vaincre, ou au moins trouver dans la lutte commune l’unité qui, un jour… Plus cruellement, le film s’achève sur la fête donnée par les treize sociétés unies dans la construction du combinat, fête du Capital et du Travail à laquelle les paysans spoliés et les pêcheurs désormais sans poissons n’ont pu refuser de venir, « car l’invitation de Mitsubishi est de celle qui oblige », précise Marker. « Kashima est le paradis du capitalisme ; jour et nuit, on y produit et on y consomme ; la course folle continue ». Le constat est amer, que ne vient pas contrebalancer la dernière image, où le paysan-ouvrier inquiet « réfléchit et commence à comprendre… ». Vœu pieux : il aura suffi de quarante ans pour aller de Kashima à Fukushima. Au milieu des années 70, Le Masson filme le premier accouchement pratiqué hors milieu hospitalier, au sein du groupe aixois du Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception, puis s’installe dans la Commune, utopie en action qui abrite des partisans de structures familiales libres, où l’on pratique l’avortement et la naissance désirés. Malgré la loi Veil de janvier 1975, les choses n’étaient pas simples et, en 1977, cinq ans après le procès de Bobigny, les « filles d’Aix » furent traînées en justice pour « exercice illégal de la médecine et avortement d’une mineure ». Des milliers de partisans vinrent les soutenir et c’est cette manifestation qui sert de cadre à Regarde, elle a les yeux grand ouverts, le film que Le Masson tire, en 1980, de l’expérience communautaire. Le reste, discussions collectives, entretiens, vie quotidienne, se place sous le signe de la parenthèse enchantée. On aimerait savoir ce qu’est devenue l’enfant que l’on voit naître en très gros plan (l’image n’était pas encore familière), entourée des trente personnes de sa « famille » et qui a grandi au sein de cette illusion fructueuse. Impossible de penser qu’il n’en est pas resté quelque chose. « Si le cinéma de Yann Le Masson a si bien parlé du monde, c’est d’abord parce qu’il s’est intéressé à ses habitants » nous dit le livret d’accompagnement du coffret. Certes. Mais l’intérêt ne suffit pas, il faut un œil, une pensée, une perception du réel – toutes choses que le cinéaste possède et qu’il est temps de (re)découvrir. ❘ P.-S. : les mêmes éditions Montparnasse sortent, début mai, Le Lion, sa cage et ses ailes, d’Armand Gatti, 8 films quasi inconnus tournés chez Peugeot-Montbéliard en 1976. Découverte qu’il conviendra de traiter largement.
Lucien LogetteVoir et regarder
Article publié dans le n°1037 (01 mai 2011) de Quinzaines
Le cinéma de Yann Le Masson
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