Ouvrant Les éléments, dès les premières pages, le lecteur s’interroge : même s’il a immédiatement conscience que ce qu’il lit est hautement imprégné par certains discours spéculatifs (le Deleuze du Pli. Leibniz et le Baroque, 1988, par exemple), l’ouvrage qu’il tient entre les mains n’a pourtant rien d’un ouvrage de philosophie. Les développements abstraits et démonstratifs, les prémisses, les conséquences, les articulations attendues, et même cette langue hérissée de termes grecs ou germaniques, tout ce qui fait l’ordinaire du discours de cette discipline est absent de ce texte surprenant. Bien au contraire, Les éléments est un ouvrage qui regorge, mêlées certes à des pensées abstraites, de notations concrètes. Ce sont de menus moments d’une existence commune, des allusions à la vie des premières photographes ou encore une esquisse biographique de Georges Méliès, etc. Néanmoins, le livre ne vire jamais pour autant au récit stricto sensu. Là encore, le texte en ignore les lois et les attendus. Marie de Quatrebarbes préfère procéder par brèves touches, au moyen de paragraphes jamais très longs, trois ou quatre lignes pour la plupart, évoluant entre la sentence, l’aphorisme, la maxime et le vers libre, entre l’axiome rigoureux et la formulation poétique.
Composé de quatre parties et d’une digression finale, la lecture nous plonge dans un univers à chaque fois différent, avec pour tous les textes un nouveau locuteur et de nouveaux thèmes mais sans que jamais le lecteur ait le sentiment de l’incohérence ni même celui de la confusion. Car ces cinq « chapitres » développent tous un même monde meuble, instable, réversible, où l’on ne peut jamais se fier à la seule surface des choses. Logiquement, un autre de leurs points communs est alors le regard que nous portons sur le monde et sur notre place dans le monde. Ainsi, dans la première partie, une enfant dans un jardin se penche sur les tulipes à côté d’elle, s’ouvre à ce qui se situe au-delà, voit un vieil homme, découvre des hypothèses merveilleuses ou exécrables sur notre globe et ses habitants. Elle fait aussi toute sorte d’expériences simples et essentielles. Cela lui permettra-t-il d’atteindre l’ataraxie que mentionne fugacement une page ? Vient ensuite une évocation express du réalisateur du Voyage dans la lune (1902), qui a su s’arracher « à sa destinée bottière » (ses parents étaient fabricants de chaussures) pour imaginer les films pleins de fantaisie, de poésie et de trucages qu’on lui connaît mais aussi « le genre des actualités reconstituées ». Lequel de ces deux regards éclaire-t-il le mieux le monde ? La troisième partie prend appui sur une observation de la mer par une personne au sommet d’une dune. On y scrute cette surface opaque qui recouvre la plus grande partie du globe, son flux et son reflux qui font les côtes si changeantes, ce qu’elle contient et ce qu’elle cèle. On y interroge aussi la fiction de sa liquidité quand la pression augmente, les sons qui se propagent sous l’eau, et ce que nous sommes quand nous nous y enfonçons, yeux clos. : « Nous pouvons tabler sur une évolution lente, ne plus construire la vision à partir de ce que nous croyons voir mais avancer incrémentalement, par connexions successives, l’optique s’élaborant depuis la position désertée du spectateur ». Encore une fois, il s’agit de mieux regarder, avec moins d’a priori, avec plus d’exactitude et de pertinence : « Tout change dès lors qu’on n’est plus seulement dehors à la regarder ». La partie suivante collecte les traces les plus ténues du vivant, mais du vivant d’hier comme de celui d’aujourd’hui, sous la glace, dans le sol, à l’état naissant, dans l’œuf, forme de référence de cette section. L’enjeu est à nouveau de voir autre chose, autrement, plus intensément : « On ne devrait jamais regarder personne comme si on pouvait le comprendre », est-il noté, entre autres parce qu’on n’est ni nous ni les autres tout seul en nous, semble suggérer, plus loin, l’auteure : « L’oiseau qui vit à l’intérieur de l’enfant parcourt le chemin de sa vie à contresens » … La cinquième et dernière section, « Digression sur le dehors », évoque l’air, le vent qui traversent les corps, maisons ou enveloppes charnelles, principe à la fois intérieur et extérieur. L’air qui se déplace dans le paysage est le même que celui qui est en nous quand nous respirons, mais ce qui est hors-champs est-il derrière nous ou également en nous ? Ne sommes-nous pas tous, vivants ou non, constitués de plans, d’espaces différents, pluridimensionnels, peut-être en expansion ?
On le voit, cette partie finale se fait plus abstraite, plus théorique, pourtant c’est toujours cette même écriture précise et inattendue qui parcourt l’ensemble. Les paragraphes avancent en quelques phrases seulement, séparés les uns des autres de telle sorte qu’ils donnent rapidement l’impression de flotter dans le blanc de la page, affleurant à la surface du texte au moment où ils ont fini de mûrir – syntaxiquement et spéculativement. Ils commencent tous par une majuscule marquant un nouveau départ mais ne se terminent pas par le point attendu, offrant ainsi plus aisément la possibilité au lecteur d’en prolonger la signification, les implications. Le propos malgré tout progresse selon une logique qu’on pourrait qualifier de spiralée, revenant de temps à autres sur les mêmes motifs en leur donnant une couleur nouvelle, enrichis d’ajouts, de précisions autant que de reprises. L’ensemble finit par prendre l’allure de miscellanées d’un nouveau genre, offrant ce qui est susceptible de miner, de ruiner nos certitudes actuelles, qu’elles soient scientifiques ou sociétales, au profit d’un monde un peu moins illusoire, un peu plus exact. Disons-le, la lecture de cet ouvrage n’est pas forcément chose aisée, mais le texte fourmille de considérations troublantes qui nous incitent à chaque page, à chaque pas, à porter un regard différent, neuf, sur ce qui nous entoure et ce que nous pensons être. Étonnant.
Thierry Romagné
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