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Article publié dans le n°1051 (16 déc. 2011) de Quinzaines

Un recueil fort étonnant de contes populaires estoniens centrés autour de la forêt qui définissent l’identité même d’un peuple et d’un territoire minuscule. Sur les franges de la littérature se donne à voir la beauté d’une culture orale survivante.
Anthologie
L'Esprit de la forêt. Contes estoniens et seto
Un recueil fort étonnant de contes populaires estoniens centrés autour de la forêt qui définissent l’identité même d’un peuple et d’un territoire minuscule. Sur les franges de la littérature se donne à voir la beauté d’une culture orale survivante.

Il y a une joie envoûtante et primitive à lire des textes bruts. Comme si la langue regagnait une certaine matérialité originelle, comme si les voix acquéraient une consistance particulière, semblant venues du fond des âges, à la fois chantantes, légères et teintées d’une raucité presque fruste, comme si le langage s’extrayait de nous-mêmes, reconduisant sans cesse des structures ou des processus similaires, redonnant un corps à la parole, organisant un univers poétique commun et une socialité politique élémentaire. La parole n’arrive pas de nulle part mais possède une histoire, elle est en quelque sorte organique. Première, vitale, elle semble crue. 

Il en va ainsi pour une grande partie des cultures lorsqu’elles font passer leurs voix propres de l’oralité, manière de communauté organisée par la parole partagée, à son inscription, fixité établie qui permettra de constituer un corps plus clairement identifié, moins souple certes, mais plus évident. Les Estoniens, subissant les influences germaniques et russes qui occupaient jusque très récemment toute la place à la fois politique et littéraire – se rejoue ici toujours la même domination, le même remplacement ou la même imposture –, ont longtemps été relégués à leur statut de paysans, confinant leur langue, mobile, instable, habitée par des formes dialectales nombreuses, à leur état de « peuple de la terre » parlant le « maakeel », « langue de la terre », ou plutôt « langue du cru » (1). La dépossession s’avère insupportable et les êtres luttent âprement contre l’effacement de leur singularité, faisant se cristalliser des discours pour mieux contredire leur minorité ou leur inutilité. 

Ce sont les contes du cru, ceux qui leur sont propres et que nous nous plaisons à appeler contes crus, qui, premiers, bruts et authentiques, conforment une identité qui se fixe dans une manière d’opposition symbolique et efficace. La tradition ainsi se dépasse, déportée, dénaturée pour devenir autre chose, une matière à proprement exister. Comme leurs voisins finlandais avec qui ils partagent une conformation linguistique et des similitudes politico-historiques, par une sorte de convergence ou d’imitation, la littérature estonienne a entrepris de s’émanciper de dominations culturelles en forgeant, à partir de sources vernaculaires, de grands récits mythiques qui lui servent en quelque sorte d’assise (2). En parallèle de ce récit fortement structuré, une pratique, en apparence moins cohérente, plus répétitive et variable, s’est maintenue, en particulier dans le sud-est du pays (seto), portée par une pure oralité : la profération, au cœur même de la communauté, de contes populaires qui circulent ainsi de génération en génération et de territoire en territoire. 

C’est à cette aventure de la disparate que nous invite L’Esprit de la forêt, nous plongeant dans une manière d’obscurité primitive, dans un lieu où tous les possibles peuvent advenir, au centre duquel le mystère du monde et de la vie se loge, empruntant toutes les formes que l’imagination rend possible, contrecarrant l’irrémédiabilité de l’existence. Nous y découvrons des formes connues, reprises, avec des variations originales souvent piquantes, de contes, forme à la fois étrangement plastique et toute retenue dans une sorte de répétition de l’élémentaire – les êtres se transforment, y rencontrent de mystérieux esprits ou des adjuvants sympathiques, des bêtes féroces et métamorphiques, des diables et des génies, s’y perdent ou s’en échappent… La menace se mêle à l’aide miraculeuse, les anciens mythes locaux s’agrègent à un christianisme singulier, la vie à la mort… Ainsi, dans l’un des premiers contes, de manière parfaitement incongrue, « un lièvre blanc sortit des fourrés (…) prit le jeune homme sur son dos et le conduisit loin dans la forêt », dans un autre, se love une formulation comme seuls les conteurs peuvent en inventer, « L’étuve brûla longtemps, et le feu était bleu à en faire venir la chair de poule », ou encore dans l’un des plus fascinants (n° 10) une femme se transforme en arbre pour faire naître l’essence des bouleaux… 

Au-delà du plaisir de découvrir, au gré d’une lecture discontinue, des incarnations littéraires particulières et bizarres, de reconnaître des éléments qui demeurent à la base de nos rapports à la lecture – chacun se souviendra de son enfance et des lectures qui précédaient le coucher –, il nous faut souligner l’étonnement que procurent des textes qui n’ont subi presque aucune altération littéraire contrairement au chefs-d’œuvre d’Andersen, des frères Grimm ou de Perrault… Car l’enjeu ici dépasse la question de l’élaboration littéraire mais fait se jouer la façon dont un corpus dispersé conforme une identité nationale, un sentiment d’appartenance, de différenciation élémentaire en quelque sorte. Il y a dans ces textes qui courent depuis le milieu du XIXe jusqu’aux années 2000 et très habilement rassemblés selon une construction par anneaux, au gré d’associations efficaces, quelque chose de surprenant dans leur pérennité, dans la façon dont les contes, formes minimales, se transmettent, dans la manière même dont ils sont collectés par des équipes de scripteurs qui parcourent le pays et enregistrent les moindres variantes et la manière dont leur narration change avec le temps, intégrant des valeurs différentes (par exemple une ironie politique) à une répétition qui ne semble pas devoir connaître de fin. Le texte devient une archive de la voix intégrée à un système de conservation collectif exceptionnel, un matériau fascinant qui semble échapper toujours, s’enfouissant dans son accumulation, nous entraînant toujours plus avant sur « un sentier (…) qui s’enfonçait tout droit au cœur de la forêt », comme pour nous perdre tantôt ou nous y retrouver dans la joie.

  1. Nous simplifions ici ce qu’explique clairement Eva Toulouze dans son éclairante préface qui resitue les enjeux historiques, politiques et ethnographiques propres à une culture que nous ne connaissons presque pas. Notons les notules lumineuses de Järv qui enrichissent grandement la lecture du recueil.
  2. On pensera au Kalevipoeg (1857-1861) (Gallimard, 2004), dont l’importance est explicitée dans la préface et au Kalevala, son modèle (cf. article de Maurice Mourier in QL n° 1 023).

 

[ Extrait ]

« Il était une fois un garçon qu’on appelait le pauvre Juhan. Il voulait se marier, mais n’y arrivait pas. Un jour, il alla au manoir couper du bois. Dans la forêt un vieillard s’approcha et lui demanda :

– Mon garçon que fais-tu ?

– Je coupe des sapins, des pins et des genévriers, car j’ai décidé de m’en servir pour enfumer le Bon dieu, qui ne me donne pas de femme.

Là-dessus, le vieillard lui dit :

– Au lieu d’enfumer le Bon dieu, va plutôt à l’étang de l’autre côté de la colline. Au bord de l’étang, tu verras les robes de trois femmes. Revêts-les, et regarde quelle est celle qui t’ira le mieux. Celle à qui elle appartiendra deviendra ta femme !

Juhan se rendit à l’étang de l’autre côté de la colline, et commença à passer les robes. La première était trop grande, la deuxième trop petite, mais la troisième était comme faite pour lui. Au bout d’un moment trois femmes sortirent de l’étang. Deux commencèrent à s’habiller, la troisième se mit à chercher ses vêtements. Quand elle les vit sur Juhan, elle lui dit :

– Homme, pourquoi portes-tu mes vêtements ?

L’homme répondit :

– Peu importe. Tu dois m’épouser.

(…)

Sa femme était en fait la mère du soleil, celle dont les vêtements étaient trop petits pour Juhan était la mère des étoiles et celle dont les vêtements étaient trop grands était la mère de la lune. »

Conte 49, « Le Pauvre Juhan », pp. 176-177.

Hugo Pradelle

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