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Une nouvelle pratique de la lettre

Face aux flots, aux flux de livres qui sortent chaque année, chaque jour, dans le monde (environ neuf livres édités par heure en France), l’écrivain, le performer et musicien électro-rock Mathias Richard a mis en place une nouvelle praxis de l’écriture qui prend acte d’un fait – la production asymptotique des œuvres sur terre – et y apporte une réponse : la proposition de ce qu’il nomme « syntexte », condensation-compression d’innombrables jeux textuels en fragments qui s’agglutinent, se télescopent.
Face aux flots, aux flux de livres qui sortent chaque année, chaque jour, dans le monde (environ neuf livres édités par heure en France), l’écrivain, le performer et musicien électro-rock Mathias Richard a mis en place une nouvelle praxis de l’écriture qui prend acte d’un fait – la production asymptotique des œuvres sur terre – et y apporte une réponse : la proposition de ce qu’il nomme « syntexte », condensation-compression d’innombrables jeux textuels en fragments qui s’agglutinent, se télescopent.

Avec syn-t.ext, Mathias Richard nous propose la première nouvelle écriture, ravageante, sortie de ses gonds, sœur des mutations anthropologiques et esthétiques induites par le net, par l’informatique, les nanotechnologies, la biologie moléculaire. Nul besoin d’être Champollion pour lire-déchiffrer les chants mutants scandés sous divers niveaux de synthèse. Le codex qui porte l’écrit et l’oral à un point de fusion ne s’apparente pas à une nouvelle pierre de Rosette. Fondateur d’un mouvement esthétique dénommé l’agrégat mutantiste, l’auteur pose un geste de survie. Non plus, selon la formule d’Adorno, comment écrire de la poésie, écrire tout court après Auschwitz, mais comment ex-crire, exister, se tenir dans l’être, dans le cri à l’ère d’un numérique généralisé, comment poser mots, images, souffles, après Auschwitz, Tchernobyl, Fukushima, le clone Dolly. 

On verra moins en Mathias Richard l’enfant de Pierre Guyotat, des situationnistes, de Burroughs et ses cut-up, de Timothy Leary, de son Chaos et cyberculture, qu’un explorateur visionnaire qui vient après l’ère Gutenberg, après des siècles d’humanisme, après l’enlisement de la société du spectacle. Théoricien de sa propre pratique, Mathias Richard écrit : « Il s’agit de concentrer des dizaines de pages en quelques phrases : concentrer les résumés pour aboutir au niveau 2, faire ouvrir la porte secrète des pensées du cerveau, résumer les résumés pour trouver de nouvelles idées, de nouvelles visions. Le mutantisme pourrait être un amoncellement de concentrats visiotextes, de concentrats psychiques synthétiques […] Le nombre d’œuvres sur Terre augmente si vite que tout regard d’ensemble devient de plus en plus ardu, voire impossible ». Neuf livres sortent de terre par heure pour le seul territoire de la France, là où une espèce animale ou végétale disparaît toutes les vingt minutes sur la planète (soit vingt-six mille chaque année). À cette folie mortifère, syn-t.ext riposte par un idiome radioactif, un militantisme mutantiste.

Il y a du Borges, du pop art, de l’accélérationnisme dans ce livre qui affronte à mains nues la saturation des informations, le devenir illimité de la tour logicielle de Babel. Sous un tracé déstructuré, cisaillé, une extraordinaire cohérence transparaît : à l’heure où les mutations génétiques, l’humain transgénique, les devenirs mutants, l’extinction des espèces, l’agonie de la Terre, l’hégémonie du virtuel, modifient les façons de penser, de sentir, d’exister (ou d’in-exister), à l’heure où Gertrude Stein ne pourrait plus énoncer : « une rose est une rose est une rose », Mathias Richard prend à bras-le-corps le changement de paradigme qui affecte l’humanité. Défi titanesque qu’il relève avec brio. À l’Association française de normalisation (Afnor), à la toile arachnéenne d’un net téléguidant les cerveaux, aux machines orwelliennes qui programment les identités, à la biologie de synthèse, à l’industrialisation du vivant, des pensées, au dressage algorithmique de l’homme, à un « monde [qui] est un vaste hôpital psychiatrique », l’auteur oppose une transpoétique mutante, un lettrisme, une internationale lettriste revisitée qui réinvente les possibilités du dire et de l’écrire dans un monde devenu gigantesque panoptique. La mise en abyme de fragments textuels issus de la bibliothèque du monde, la politique situationniste des détournements, de l’appropriation collective des faits de la culture, donnent un syntexte haut en voltage, visionnaire en sa radiographie de l’état mental de la planète. 

S’il est désécrit, s’il subit l’équivalent textuel des objets compressés de César, s’il brasse des affluents de vocables venus de toute l’histoire, du patrimoine de la littérature, si l’on tombe sur une recombinaison de l’ADN d’un alexandrin de Corneille, le livre que vous tenez entre les mains est avant tout un éblouissant chant où tous les états matériels et spirituels de la langue sont explorés. Pour riposter à l’inflation de tout (des événements, des informations, des images, des mots, de la démographie, des mégalopoles, des gadgets…), donc de rien, Mathias Richard invente l’arme d’une linguistique comprimée, un anti-logiciel de compression qui dérègle les opérations informatiques, qui désaxe les transformations de suites de bits. Les variations de taille, la reprise de fragments à l’intérieur d’ensembles plus grands, les réitérations, autoréplications de séquences phrastiques, composent ce que l’auteur nomme un « Frankenstexte ». Ce champ de bataille qui donne de l’oxygène à des textes morts est parcouru par une ponctuation et une syntaxe novatrices, par des salves d’humour corrosif. La charge politique du texte surgit d’une imagination surélectrifiée, en roue libre, dont on saluera la puissance : « Quand j’étais petite… Maman m’emmenait à Hiro*shima… » ;« Dubaï News : construction d’une tour faite d’1 milliard de crânes humains » ;« Hey. J’ai les codes. Des Bombes atomiques. / pour sauver notre planète : Cliquez ici / La ville du futur ne s’étale plus. Elle s’enfonce. / […] nos trous de mémoire font partie de nos meilleurs souvenirs / […] après avoir détruit tous les milieux terrestres, l’homme regarde vers l’espace. Pornographier le ciel…/ […] un jeu vidéo est responsable de la fin du monde […] je tire des balles constituées de mon propre sang ». 

On parlera d’un livre geek qui brasse tout, d’une écriture giratoire, dronique, science-fictionnelle, que l’artiste délivre souvent sous la forme de performances orales, on parlera d’un palimpseste qui laisse filtrer une radiographie aiguë de notre temps, de ses impasses. D’une nouvelle espèce textuelle engendrée par un maelström d’ADN, d’ARN cyborg. Qui dit synthèse dit analyse des faits d’humanité, sismographe de nos devenirs. Bien qu’un climat de désolation nihiliste enténèbre syn-t.ext (« le futur est vide et nous aussi »), le livre danse comme un poing levé, comme un pavé léger lancé dans le monde des lettres, le monde de l’être. Nous prenons connaissance du premier trou noir littéraire, mais un trou noir hétérodoxe au sens où il libère ce qu’il avale, brasse, ingurgite. La question qui troue à plus d’une reprise les blocs textuels – « tape frénétiquement sur Google : ‟où est la sortie ?” » – rebondit à hauteur du livre qui trace l’aventure d’une possible sortie hors de l’emprise réticulaire du réseau mondialisé. 

La lecture se voit décalée vers une multiplicité d’usages possibles, que l’auteur, hyper-conscient du protocole qu’il ordonne, répertorie : une visée contemplative, la traversée d’une expérience, l’augmentation du savoir, à quoi nous ajouterons l’implémentation d’ondes sismiques. À qui acceptera d’être déstabilisé par une germination textuelle inédite, le livre délivrera un choc absolu né de la densité de pensée et de langue que Mathias Richard libère au fil de son odyssée cosmique. Il trace très exactement ce que Deleuze et Guattari nomment des lignes de fuite. Saluons les éditions tituli pour avoir publié ce livre d’une audace sans précédent, à l’écart de ce qui s’expérimente sous le label « littérature[i] ».

 

[ Extrait ]

« scaphandre de poésie et capsules pressurisées de littérature : vous êtes la seule survivante d’un holocauste psychique / Instant Extinction : une application iPhone pour compter les derniers membres de l’espèce humaine et faire des paris / crâne à déformations contrôlées : : change vos pensées en réalité / cryovolcanisme : volcans de cris » 

Mathias Richard, syn-t.ext.

 

[i] Consulter le site de Mathias Richard : www.mathias-richard.blogspot.com 

Véronique Bergen

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