Alain Fleischer, homme qui sait tout faire, du roman au cinéma, est un virtuose. Dans son dernier livre, qui serait une manière d’autobiographie certes peu banale – car sa vie, dont j’ignore les détails, ne l’a sûrement pas été – s’il n’était d’abord un hymne à la féminité ensorcelante, il parvient à tenir ensemble les deux bouts du poème en prose : le ressassement obsessionnel du même et la recherche de l’inconnu.
Tout part d’une ritournelle en deux versets qui se complètent. Dans le premier, un enfant mâle, dont la langue maternelle est le yiddish (mais ce vocable, appartenant à une culture arasée, ne sera jamais écrit), un enfant juif caché dans une forêt de Transylvanie, apprend le français de la bouche d’une jeune fille mystérieuse qui agrémente chaque mot de la mélodie de son accent hongrois. Dans le second, un vieux linguiste explicite patiemment pour son élève improvisé les acceptions diverses et les nuances du vocabulaire acquis, ouvrant ainsi la voie à d’autres développements possibles de données au départ identiques. Thème, au sens à la fois romanesque et musical, variations sur le thème proposé, tout le roman se construit pièce à pièce à partir d’une litanie alphabétiquement contrainte et par là fabuleusement riche en scénarios possibles.
Il existe néanmoins des points fixes, ou faiblement évolutifs, dans ce tissu d’histoires qui pourrait s’effilocher. L’un est la chronologie linéaire d’une vie. L’orphelin juif de Transylvanie, que nous découvrons à sept ans dans le clair-obscur d’un refuge sylvestre et presque sauvage, vieillit par paliers, de sept ans en sept ans. D’abord élevé à Paris par sa tante, qui veut ainsi le couper d’un passé en miettes, excellent élève et, de métier en métier choisi, amené à toucher un peu à tout (cinéma, entreprise, recherche), il finira par prendre sa retraite et par s’engager dans une nouvelle aventure après soixante-cinq ans. Malgré péripéties et chemins qui bifurquent, l’extrême solidité de son personnage sensuel et moral lui évite la dispersion.
Mais surtout la figure paradoxale de la femme aimée lui fabrique – et au roman à travers lui – une ossature nécessaire et suffisante. Paradoxale en effet, puisque d’un seul mouvement absolument une et absolument multiple : d’Alma à Zara, de sept ans en sept ans (ou parfois quatorze), elle n’est sous ses avatars de statut social, qui la laissent physiquement semblable à elle-même, que la lumière du chandelier à sept branches qui, d’une existence à l’autre partagée avec son amant, illumine la destinée de celui-ci. Cette sylphide représente à tous égards « la merveille » des récits fantastiques. Mélusine ou fantôme nervalien, ou bien « rêve familier » cher à Verlaine, elle est « une femme inconnue et que j’aime et qui m’aime, / Et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même, / Ni tout à fait une autre », ou bien celle qui tient la rose trémière, ou bien l’éternelle « explosante-fixe » qui irradie la nuit surréaliste. Point du tout fuligineuse ou évanescente cependant, même si elle disparaît de façon périodique, car l’imaginaire érotique de Fleischer, sans rien de maladif ou de malheureux en lui, exhale au contraire une volupté concrète, explicitement sexuelle, et choisit non d’ignorer – la hantise du nazisme et de la violence étant le mur permanent contre lequel son optimisme se brise – mais de repousser très loin, avec horreur, la face sombre de la sexualité.
Alma et le chapelet de prénoms qui s’égrène à partir du premier, comment faire qu’elle soit de ce monde ? Alors que le narrateur cesse peu à peu, à son corps en partie défendant, d’être l’adolescent de quinze ans qui étreint une maîtresse de vingt – jamais leurs rythmes vitaux ne coïncideront exactement –, l’éblouissante fille qui terrasse toute rivale au premier regard porte une vingtaine immuable. Plus souvent nue qu’habillée, elle ne s’encombre par ailleurs d’aucun accessoire, sauf un violon puisqu’à ses dons de sidération immédiate elle joint un talent de musicienne qui lui a sans doute permis de rester en vie dans le camp de Terezin, vitrine abjecte du nazisme destinée à leurrer l’Occident crédule ou imbécile ou inconsciemment complice.
Cette immutabilité artificielle de la beauté fatale serait en phase coupable possible avec le machisme ambiant et constituerait alors une facilité du récit, au reste excusable si l’on a affaire, comme c’est bien le cas, à un conte. Mais l’intelligence du texte a éventé d’avance ce piège des interprétations convenues. Dans un ultime retournement d’une invention inattendue, Alma reparaît un instant, au dernier chapitre, sous la forme d’une toujours belle créature de quatre-vingts ans, qui s’efface à son tour pour laisser le narrateur regagner à l’étage de son hôtel et près du lieu de sa naissance « un lit hasardeux » où il retrouvera sans doute, intacte et brûlante, l’éternelle jeune fille de son rêve.
Chemin faisant, d’incarnation en réincarnation de ce fantasme juvénile presque mutique, de ce lutin danseur à l’étrangeté fascinante, les mots français, qui sont la langue de l’espoir venue remplacer l’idiome maternel défunt, déclinent leurs potentialités textuelles et permettent au narrateur d’en dire beaucoup sur le monde où il a vécu, où il continue de vivre en position légèrement décalée, distante, en retrait des hommes et des événements. Alma Zara serait donc aussi un essai sur le savoir-vivre en société d’adoption quand tout a été à l’origine ravagé et dissous. Un essai sur la résilience, en somme, dont la jeune fille invaincue constituerait la métaphore. Affaire d’interprétation, de décryptage personnel, laissée au goût de chacun.
Tel quel, en tout cas, dans son énigme irrésolue, ce livre superbement réussi reste un roman où la confidence intime ne se lit qu’en filigrane, n’est jamais ostentatoire, jamais de trop. Sa diction très particulière et retenue agit comme un philtre, comme un monologue intérieur continu qui, par l’effet de quelque miracle, passerait directement du « flux de la conscience » du poète à nos propres songes, mêlant le murmure du lecteur à la mélopée à mi-voix du conteur. La littérature seule, la vraie, celle fondée en imaginaire, permet de ces osmoses.
Maurice Mourier
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