Depuis son premier livre, L’Angoisse de la première phrase (2005), Bernard Quiriny voit dans la nouvelle une sorte d’aboutissement. La forme courte le subjugue. Méthodiquement, il use de son potentiel, des mécaniques narratives et des effets que la brièveté induit. On trouve chez lui un goût manifeste pour le bizarre, le jeu, la provocation, l’abîme. Il dérange la lecture, la dévoie. Tous ses textes obéissent à une volonté de perturbation, et l’écrivain crée entre les textes des échos, des reprises, cherchant un équilibre entre la diversité de fictions autonomes et la cohérence qui s’en dégage. Ainsi, les personnages – au premier rang desquels Gould (absent du nouveau recueil) ou Récamier –, les situations, les schémas narratifs, se joignent les uns aux autres, se complètent, pour former un étrange tissu organique qui propose une discontinuité cohérente.
Tous les textes de Quiriny relèvent du même inconfort et de la même fascination pour l’anormalité. Depuis ses débuts, il s’obstine à faire entrer le lecteur dans un univers étranger qui se déconstruit, désordonne le réel. Et pour cela il use d’un moyen assez étonnant, qui interroge la manière dont nous lisons et l’enjeu même de la forme qu’il a élue. Tout fonctionne selon des processus narratifs qui s’apparentent au commentaire, à partir de la distance qui en procède. Les fictions de Quiriny semblent toujours hantées, renversées. Cette distance introduit une valeur ironique, comme si l’étrange, l’invraisemblable, ne se concevait que dans un rapport distordu par l’introduction du comique. Ainsi, on se plonge, au gré des nouvelles, au cœur d’un univers régi par un absurde très singulier qui rappelle celui de Marcel Aymé ou de certains auteurs belges, où tout se disloque pour faire surgir l’étrangeté du réel, et surtout la déviance de la perception que nous en avons.
Tout est normal chez Quiriny, même le plus farfelu : le squelette d’un marin disparaît et son corps devient « mou comme une anguille », un homme bien sous tous rapports féconde des jeunes femmes par la puissance de ses fantasmes, une femme ne voit que ce qui se passe derrière elle, des Indiens creusent des trous sans qu’on sache pourquoi ou se crèvent le yeux lorsqu’ils atteignent l’âge de douze ans, les objets commentent leur existence, des conférenciers parlent d’écrivains qui n’existent pas, un étudiant disparaît avec sa vieille voisine collectionneuse de papillons, un homme parle des livres qu’il n’a pas écrits… L’écrivain défait la vraisemblance et se fait moraliste délirant, fabuliste de l’absurde. Derrière la farce, il s’emploie à réfléchir, par le détour de la fable comique, sur la perception du monde, ses distorsions, la folie qui se loge dans les plus petits détails du grand théâtre dans lequel, dramatiquement, nous essayons d’exister. Ce qui le fascine, c’est l’impossibilité d’une reconnaissance, la tyrannie de la normalité ; la folie qui, seule, peut y contrevenir.
Histoires assassines est pourtant un recueil paradoxal. Jusqu’à présent, l’œuvre de Quiriny évoluait selon une sophistication croissante et traduisait une aptitude virtuose à raconter des histoires délirantes qui s’enchevêtraient les unes aux autres avec des effets baroques, un goût pour le scabreux, l’invraisemblable, le désir caché… Ces nouvelles ont été comme réduites, asséchées jusqu’à l’os, étrangement recentrées sur des effets de mécanique narrative, conçues à partir d’un humour beaucoup plus direct, sans fioritures. Le plaisir du lecteur est moindre car il ne s’égare plus dans des effets d’échos aussi savants ni dans des univers aussi complexes, il y éprouve un moins grand malaise. Cette déception, pour ceux qui avaient apprécié Contes carnivores et surtout Une collection très particulière, n’est pas univoque : elle permet à Quiriny d’interroger sa pratique, de définir une sorte d’architecture ou de méthode. Histoires assassines, par un effet étrange, se fait lui-même paradoxe, comme si le livre était devenu un élément d’une nouvelle, comme si tout cela n’était qu’un jeu. On rit beaucoup à la lecture de ce livre, on s’y amuse, sa méchanceté réjouit. Sa mécanique est mise à nu, avec une honnêteté qui désarçonne. Quiriny pousse le jeu de la forme courte à l’extrême, assume de ne dire finalement rien d’autre que le plaisir fou qu’il y a à lire, à se plonger momentanément dans ces univers décalés, de reconnaître le pouvoir de sidération du texte bref, de comprendre ce qu’il peut provoquer en nous de différent.
Le grand sujet des livres de Bernard Quiriny demeure la différence ; quoi de mieux que de l’affirmer avec virulence ? C’est ainsi que nous croyons pouvoir lire la première nouvelle du recueil – imprimée à l’encre bleue –, qui raconte comment soudainement les êtres humains deviennent bleus lorsqu’ils font l’amour et comment ce bleuissement les empêche de vivre, comment le monde se désarticule à partir de cette coloration. Le texte, lui-même bleu, n’affirme-t-il pas l’extrême jouissance de la lecture, le plaisir du texte, la différence absolue, impossible ?
Hugo Pradelle
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