En 1952, Louis Calaferte publie son premier récit, Requiem des innocents, chez René Julliard. Le manuscrit avait enthousiasmé Joseph Kessel, qui le lui avait fait retravailler et l’avait proposé à l’éditeur.
Calaferte y raconte son enfance dans la « zone » lyonnaise. Son père, immigré italien, contremaître maçon, est tuberculeux et boit. Sa mère, française, est couturière à domicile et vend le produit de son travail sur les marchés forains.
Lorsque paraît Requiem des innocents, Louis Calaferte a vingt-quatre ans. Le livre est aussi dur, aussi impitoyable que les conditions dans lesquelles il a vécu son enfance, et il n’épargne ni les personnes (père, mère, frère, copains, habitants de la zone) ni les autorités (Église, police, école). Comme dans cette incroyable tirade contre sa mère : « Toi, ma mère, garce, je ne sais où tu es passée. Je n’ai pu retrouver ta trace. J’aurais bien aimé pourtant. Tu es peut-être morte sous le couteau de Ben Rhamed, le bicot des barrières dont les extravagances sexuelles t’affolaient. Si tu vis quelque part, sache que tu peux m’offrir une joie. La première. Celle de ta mort. » Lui-même, estime-t-il, ne vaut pas mieux : « J’étais aussi crasseux que les autres. Aussi vicieux et mal habillé que les autres… Je n’étais qu’un petit salopard des fortifs, graine de bandit, de maquereau, graine de conspirateur et féru de coups durs. »
Dans Partage des vivants, publié en 1953, toujours chez Julliard, le jeune Louis a treize ans, son père est mort depuis un an, il est manœuvre à Lyon dans une usine de piles électriques et c’est l’Occupation. « Nous étions enfermés du matin au soir dans une cabine étroite où un cylindre électrique mélangeait et broyait les poudres d’acide… Les gants et les tabliers de cuir que l’on nous donnait pour ce boulot ne duraient pas plus d’une semaine… les pelles de bois fondaient peu à peu dans les barils d’acide, bouffées. » Le jury du Femina ne parvenant pas à se mettre d’accord, le livre ne remporte pas le prix que ses nombreux partisans souhaitaient lui voir obtenir.
La publication de Partage des vivants est suivie de plusieurs années de silence, pendant lesquelles Louis Calaferte vit en province avec sa femme Guillemette. Il écrit No man’s land, Septentrion et peint.
C’est au cours de cette période qu’il fait la connaissance de Maurice Nadeau, à qui René Julliard a demandé de faire partie de sa maison d’édition. Bien que directeur de collection, fondateur et directeur des Lettres Nouvelles, Maurice Nadeau n’y possède pas tous les pouvoirs. Le comité de lecture est dominé par la figure de François Le Gris, vieil ami de l’éditeur, qui par trois fois refuse la publication de Ferdydurke de Witold Gombrowicz. Maurice Nadeau gagne finalement, par son obstination, l’adhésion du patron : « Puisque ça fait plaisir à Nadeau, publions. »
L’inconfort de cette position explique peut-être en partie que les relations de Nadeau avec Calaferte soient un peu distantes. Ce dernier rapporte dans ses carnets de 1956 à 1967 (Le Chemin de Sion, Denoël, 1980) un propos de Nadeau concernant No man’s land (Julliard, 1963) : « Un bouquin qui tient drôlement le coup. Ça fera hurler, tant mieux. Après les hurlements, il faudra bien convenir que c’est du solide et que ça le restera. » Les familiers de Maurice Nadeau reconnaîtront là son franc-parler bourru et son absence de grandiloquence.
Mais Louis Calaferte ne l’entend pas de cette oreille : « Je souhaite qu’il ait raison – dans un autre style. » À un autre moment, Nadeau invite Calaferte à « substituer au lyrisme et au cri le ton glacial et coupant du simple constat, du rapport d’huissier ». Si ce point de vue est en accord avec les options littéraires de l’auteur de Gustave Flaubert, écrivain, il est à l’opposé de celles de Calaferte, qui cherche à publier à ce moment le sulfureux, le dérangeant et déclaré pornographique Septentrion. Lequel est refusé par la maison, dont le patron vient de mourir. « Si René avait été vivant, déclare Nadeau à Calaferte, nous aurions quand même sorti votre livre. »
Septentrion fait peur. Les scènes de copulation, crues et cruelles, entre le jeune Louis qui a besoin d’argent et sa maîtresse, plus vieille que lui, qui a besoin de sexe, sont à peine supportables. Dans le livre, qui sera finalement publié chez Tchou grâce à une souscription, les besoins du corps et surtout des organes sexuels sont obsessionnels : « Dorénavant nous vivons au rythme intestinal, intermèdes génitaux inclus, le sexe n’est-il pas le prolongement et l’embouchure d’un autre boyau ? Nous nous suffisons à nous-mêmes en tant qu’entrailles carnivores. »
Louis Calaferte meurt en 1994. Entre-temps, il aura écrit un nombre de livres considérable : récits inspirés de sa vie, nouvelles, pièces de théâtre (il a été joué avec succès et l’est encore), essais, carnets (seize en tout, publiés par Gérard Bourgadier aux éditions Gallimard/L’Arpenteur). Il tenait beaucoup et avec raison, à cette partie de son œuvre, plus intimiste, plus méditative – philosophique, même – que les récits : « Cette grande solitude de la maladie, qui n’est pas de Dieu, mais pas encore le nouvel accomplissement… Néanmoins tout un désépaississement progressif est à obtenir ; question de temps – déjà nous marchons à l’envers de nous-mêmes », écrit-il avant sa mort, dans son dernier cahier (Le Jardin fermé, 2010).
Vingt ans après sa mort, l’Association des Amis de Louis Calaferte crée le Centre Scarabée dans sa maison de Blaisy-Bas, le village bourguignon où il vécut avec sa femme les dernières années de sa vie. On y trouve des manuscrits, des lettres, des œuvres plastiques, enfin tout document susceptible de susciter ou de faciliter une recherche. Un colloque, des expositions et des représentations théâtrales ont accompagné à Dijon pendant le mois d’octobre la toute neuve existence du Centre Scarabée. Un long poème inédit de Calaferte, L’Évangile métropolitain, accompagné de l’œuvre de douze peintres de renom, sera publié l’an prochain en édition de luxe aux éditions Tarabuste.
Une lettre inédite de Louis Calaferte à Georges-Arthur Goldschmidt
Lyon, le 25 juin 1982
Mon cher Goldschmidt,
Avant tout, que je vous dise que la franchise, même agressive, de votre lettre me touche infiniment. J’y vois la marque du respect intellectuel et n’en ai donc pour vous que plus d’estime.
Bien sûr, nous sommes loin du compte, mon cher ami. Ma foi fait partie de mon cheminement intérieur, de mon aventure intime, et ne se confond en aucun cas avec le social et le politique (la guerre m’intéresse fort peu, au demeurant), ma foi est celle de l’amour – et je prends ce mot à la lettre.
Tout ce que vous reprochez aux religions officialisées, je suis le premier à le dénoncer (aussi ai-je reçu maintes lettres aussi enflammées que les vôtres, mais dans l’autre sens – vous pouvez juger si ma position est confortable !). Ce qui n’est pas le débat intime de la créature avec son Créateur me paraît de peu d’intérêt en ce monde. En cela, je suis un chrétien de la Tradition, comme il n’est pas possible que vous ne soyez pas judaïsant.
Je vous ai aimé pour cette sincérité et cette passion de votre lettre, mais en ce qui me concerne, faites-moi la grâce de les ajuster à leur objet véritable.
J’ai le souvenir de vous dans votre jeunesse et je sais qu’une même angoisse nous habite – et que cette angoisse est nécessairement d’essence métaphysique. Le contraire n’est pas concevable, sinon vous n’écririez pas ce que vous avez écrit et que vous écrivez encore.
Quant au reste, qui n’est pour ainsi dire rien, sachez que je m’efforce depuis tantôt dix ans pour mon seul plaisir à la connaissance d’être un hébraïsant.
En ce qui touche à la valeur personnelle, j’y crois sans restriction et ne pourrais vous confondre, vous, Georges-Arthur Goldschmidt, avec le premier imbécile venu, que je respecte néanmoins en tant que créature. Nous devons avoir la dignité de notre distinction qui en un sens sauve le monde. Nous sommes des hommes de création et ne devons être que cela – c’est notre fonction.
Une fois encore, votre sincérité m’honore – et j’aimerais beaucoup asseoir le débat dans une conversation amicale, que nous aurions dû avoir depuis longtemps !
Avec amitié
Louis Calaferte
Un reproche, tout de même !... Tout de même !... Comment pouvez-vous me parler de ces hurluberlus d’associations vaseuses ? À moi ! Tout de même !... Je suis et serai toujours en altitude quand eux sont dans les latrines, voyons…
L'angoisse d'être de Louis Calaferte
par Georges-Arthur Goldschmidt
(Extrait d'un article paru dans la QL n°390 du 16 mars 1983 à propos d'Ebauche d'un autoportrait de Louis Calaferte)
Toute l’oeuvre de Calaferte - il en est à son vingtième livre, rappelons simplement Requiem des Innocents, No mans’land, les pièces du Petit Odéon, les Titch ou Tu as bien fait de venir Paul - est une patiente investigation de l’angoisse d’être. Thème désormais classique, sauf que chez Calaferte, il s’agit d’une angoisse corporelle, constitutive, qu’il communique au lecteur pour aussi l’en délivrer, car on tire des livres de Calaferte une force étrange et inattendue.
La netteté la plus grande, la délimitation de soi quasi géographique, une précision exceptionnelle de la sensation de soi, sont le centre de ces textes dont le style circonstancié, presque bureaucratique, émaillé de locutions et de tournures toutes faites, est précisément destiné à mieux faire passer la suffocation fondamentale, l’impossibilité de parler, l’innocence accusée qui les habite.
La solitude, l’incompréhension, le cynisme abrupt, presque naïf, sont les éléments autour desquels sont construits la soixantaine de tout petits récits qui forment ce livre. L’un des tout premiers est intitulé l’Accusation, justement, comme situant tout le contenu du livre, dès l’abord.
L’irréfutable accusation de la mère qui tue des lapins pour pouvoir en accuser son fils qui, caché, la voit faire, est la trame même de la plupart de ces récits où l’horreur toute simple et évidente s’installe, à la fois impossible à raconter et dérisoire. Un même personnage ou plutôt une même présence chemine à travers tous ces textes risible, ridicule, fragile et pourtant inexpugnable, réduite aux gestes, aux décisions des autres. Calaferte cerne la faiblesse dans ce qui la fait persévérer en tant que telle, prise dans ses détours et ses circonlocutions mentales (c’est elle que le style veut restituer, cette longue non-histoire muette au fond de la conscience de soi).
Le témoin-objet se prête à l’oppression comme personne d’autre par la précision même, l’exactitude de sa vision, comme si l’acuité-extrême de la conscience convertissait tout ce qui est subi en constat de soumission. Plus la «prise en note» est aiguë, plus le risque est grand, comme si l’être s’incurvait littéralement vers son propre abaissement, vers son rencoignement en un trou ultime où l’enfoncerait définitivement quelques talon ennemi. «...leur flair ne les trompe pas longtemps, à me donner la chasse en bancs serrés et à me déchiqueter encore vivant, mon corps peu à peu en lambeaux, mon sang répandu derrière moi dans ma fuite éperdue vers quelle chance, quel secours qui ne se présenteront pas.» (p. 47).
Or, ce «je» ne cesse d’être accusé, poursuivi, humilié par ceux qui l’entourent. C’est que l’angoisse de Louis Calaferte n’est jamais gratuite, mais liée aux profondeurs mêmes de la survie, elle est l’angoisse capitale et élémentaire de tous ceux qui se trouvent individuellement opprimés et à qui le langage ne permet jamais de démontrer leur innocence. Calaferte, ici encore une fois, prend le langage en son défaut même (cf. Paragraphe, l’un de ses livres les plus saisissants) : l’intensité de la persécution est exactement proportionnelle à la description qu’en fait la victime : l’exactitude quasi juridique ne fait que plus fortement rendre le mécanisme de la persécution pour n’en supprimer que plus radicalement toute démonstration d’innocence.
Marie Etienne
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