Cet espace manquant, Beaupré, devient poème occupé tout entier par celle qui ne peut plus hanter aucun autre lieu. Le narrateur la rejoint dans ce livre qui lui est explicitement dédié, comme cette première plaquette publiée en 1987, Jusqu’au soir1 : « Les volets sont clos / Ta main dans la mienne // Mère ma mère / Cette immobilité // […] Tu t’es endormie / Ou peut-être non ». S’il y évoque « toute une vie longuement d’amour / et les conversations », on devine des silences ; on y craint « les mères négatives les mères femmes ». Les vagues battent le rivage, l’être est incertain. La mort s’installe au cœur de la vie, l’enfance s’éloigne. Le je « inconnaissable » éprouve des désirs d’effacement : « Je ne suis pas au monde / Et tous mes souvenirs // Je les inventerai / Je les inventerai ».
On ne s’étonne pas qu’un volume publié en 1998 ait pour titre Le Capitaine Nemo2, ce personnage qui se réfugie sous les flots, renonçant à son propre nom après la disparition de sa famille. Dans ce recueil, nous découvrons « une maison / ouverte / avec des mots / autour ». La mère et la maison sont deux des fils principaux que le poète tisse dans la suite de ses livres, une œuvre en éclats et fragments continus.
L’adverbe « ici », très présent dans les livres précédents, est supplanté par « là » dans Beaupré, marquant l’éloignement. Mais que désigne ce nouvel adverbe ? La maison et son jardin ? La Terre des vivants ? Un au-delà rêvé ?
je suis assise
là nous sommes là
c’est moi assise là
est-ce que c’est toi je reste là
Ce qui « n’est plus que souvenir » se détache du présent. Ainsi soupire un « je » du poème : « c’est toute / ma vie qui n’est plus rien je n’ai plus rien ».
Les voix semblent s’essouffler, le blanc de la page gagne chaque lambeau isolé.
tu ne savais pas pouvoir mourir un jour
(et les morts les pauvres morts)
Phrases incomplètes, rythmes impairs, les poèmes deviennent fragments de fragments laissant résonner tout ce qui n’a pu se dire. Aux « iris bleus », « lilas blancs » et autres « Bleuets des Alpes3 » succède le simple substantif générique « fleurs », sans autre précision dans cet effacement généralisé.
ce que je veux
c’est être encore
ici avec toi je reste avec toi
j’écris des choses comme ça (que personne ne voit)
entends les fleurs
du cher amour
automne
automne
automne n’est plus rien
les mots que tu me dis
se perdent eux aussi
automne n’est plus rien
entends les fleurs automne
du cher amour plus rien
Le nom « automne » sera le motif répété d’un chant mélancolique (on entend Apollinaire en contre-chant).
j’ai peur
que tu sois là à m’attendre
Qui attend ? Qui reste ? La présence ne peut-elle s’inscrire que de manière illusoire dans le poème ?
L’une des voix des Vagues4 de Virginia Woolf interpelle : « Mais toi tu comprends, mon moi, qui réponds toujours à l’appel (ce serait une expérience déchirante d’appeler et que personne ne vienne). » Évoquant l’avancée de ce roman dans son journal, la romancière affirmait : « Je fonce au tréfonds de moi-même. Cela m’est égal que tout soit raturé. Et il y a une certaine chose là5. » Dans Beaupré, « là », nous atteignons les « tréfonds ». La mort de la mère entérine celle de l’enfant, commencée depuis longtemps. Les vagues emportent et roulent. Deux voix se distinguent, se joignent, se séparent à nouveau.
tu restes là avec moi c’est quelque chose parfois
que j’imagine
tu seras toi aussi mon fils je le sais tu l’as toujours été
seul
Il ne s’agit pas de conversations, mais de soliloques parallèles ou enlacés.
L’hiver et la saison des fleurs se mêlent et démentent la chronologie d’une année puisque tout fleurit et fane en même temps :
fleurs
qui réapparaissent
sont mortes aujourd’hui
neige
ou pluie qui tombe (ou soleil en été)
les fleurs il y en a tant sont chaque fois les mêmes
vois comme dans le temps le soleil apparaît
je ne sais pas je fais je dis les choses j’oublie
Ces équivalences définissent une temporalité suspendue, juxtaposent des données antinomiques que le poème rassemble dans un mouvement de simultanéité : « endors-moi ferme les yeux ». Dans le sommeil ou la mort, les yeux clos se rejoignent :
je suis avec toi (qui me ressembles)
avec toi qui me ressembles oh vivre est là depuis toujours avec toi
qui me ressembles
Les parenthèses, constitutives de la voix d’Éric Sautou, concentrent des éléments : elles les placent, comme des appositions, à côté de certains mots qu’elles viennent préciser, compléter, répéter ou contredire. La phrase ne s’arrête jamais et déborde le vers qui ne peut la contenir. L’absence de ponctuation atténue la distinction entre les strates de conscience, entre les êtres que rapprochent les fleurs, figures vivantes et soumises au temps, maintes fois requises par la conscience sur la ligne du devenir.
Des fleurs, dont la seule syllabe rappelle le battement du nom « cœur », pour la mère (fleurs de cimetière ?), des mots écrits pour le fils. Difficile d’en faire une conversation :
ces pauvres mots les entends-tu ils s’égarent
ce sont des mots (des fleurs)
dans le jour harassé
et je porte les pierres (les fleurs)
dans le jour harassé (depuis l’enfance)
La musique verlainienne de ces vers aux multiples assonances et allitérations, aux répétitions et parenthèses en échos internes, nous entraîne dans un monde maintenu à toute force, bien qu’inexorablement perdu. Beaupré est ce plan sur lequel deux êtres reprennent et poursuivent leur cohabitation. Tant que le poème s’écrit, ils coexistent d’une demi-existence. Il n’est donc pas étonnant que, depuis 2014, cinq livres dédiés à la mère se soient succédé, tous différents. Le fil ne doit pas se rompre, même si les poèmes du fils lui étaient peut-être matière étrangère dans laquelle elle ne pouvait entrer comme lectrice :
délaisse désenlace-
toi
n’envoie plus rien n’écris plus
tout un livre
muet à ta main jette-le
Des adverbes laissés seuls sonnent et interrogent la possibilité de tenir ou poursuivre :
est-ce que nous allons vraiment
vraiment alors c’est vraiment ça nous allons vraiment
Les mots forment ronde, ils sont répétés, retournés comme on garderait des traces sonores pour les actualiser enfin dans une forme arrêtée : le passé s’achemine dans la forme entière d’un souvenir propulsé dans le rêve qu’il tient à force de mots (le poème).
« (écrire c’est trembler) »
1. Éric Sautou, Jusqu’au soir (Amicale laïque de Hagetmau – Prix de la Crypte 1987).
2. Éric Sautou, Le Capitaine Nemo (Tarabuste, 1998).
3. Éric Sautou, Les jours viendront (Faï fioc, 2019).
4. Virginia Woolf, Les Vagues, traduction de Michel Cusin revue par Adolphe Haberer (Gallimard, « Folio classique », 2012).
5. Virginia Woolf, Journal intégral 1915-1941, traduction de Colette-Marie Huet et Marie-Ange Dutartre (Stock, « La Cosmopolite », 2008).
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