Non. Car si leur science – et leur art – a vocation première à s’exercer dans l’intimité de leur cabinet, si leur pratique clinique – singulière, donc – et leurs appuis théoriques ne prennent sens que portés et façonnés dans le transfert, ils n’entendent pas moins combien un sujet est pétri et traversé par la vie politique et par l’Histoire : celles-ci ne restent pas sur le seuil, ni de l’inconscient, ni du cabinet ! Nulle tour d’ivoire : il est de la responsabilité des psychanalystes d’apporter leur part à l’effort commun pour penser la situation, penser sa dangerosité, en examiner la complexité sans prétendre la réduire à des schémas totalisants : quand tous les repères et les limites menacent de s’écrouler, quand les règles basiques du fonctionnement démocratique sont mises à mal par certains de ceux-là mêmes qui en seraient les garants, ne devient-il pas encore plus nécessaire que des psychanalystes apportent leurs éclairages, à côté de ceux des historiens, des philosophes, des anthropologues, des économistes, des sociologues ? « Réfléchir, c’est déjà désobéir ; penser, c’est déjà résister », peut-on lire sur une banderole de la place de la République : oui, penser reste l’un des plus astucieux moyens de lutter contre l’envahissement d’une menace imminente.
Comment penser le monde politique à l’aide – entre autres – de la psychanalyse ? Il faut d’ordinaire beaucoup de temps pour s’orienter et opérer des choix, ne pas céder à la facilité de parallèles simplistes, trouver des axes d’analyse, les approfondir. Bien souvent, les phénomènes ne peuvent se mettre en perspective que dans un après-coup. Or ce tempo se télescope avec l’immédiateté et l’accélération des évènements de la vie politique.
Pressés par l’urgence et la dangerosité de l’actualité, certains psychanalystes se livreront peut-être à une étude psychopathologique – brillante, sans nul doute ? – des présidentiables et de certains vacillements de leur Surmoi. D’autres, prétendant prendre davantage de hauteur, pourront aussi déclarer un effacement du Nom du Père à l’échelle du Monde. Mais la plupart, espérons-le, se tiendront prudemment à l’écart d’une exportation des concepts psychanalytiques – à l’origine entièrement et purement liés à la subjectivité – et éviteront de les « plaquer » abusivement sur le fonctionnement social. Si, dans le sillage de certains ouvrages de Freud, ils s’essaient à penser le lien social, ce sera avec prudence et rigueur.
Certaines études publiées dans le passé peuvent être d’un recours utile, non pas pour considérer qu’elles ont saisi des vérités immuables et que l’actualité serait une réplique de ce passé, mais pour trouver le recul nécessaire à la réflexion. L’analyse approfondie de Piera Aulagnier concernant le phénomène de « l’aliénation » (au sens de l’assujettissement à la pensée d’un autre), en particulier dans son ouvrage de 1979 Les Destins du plaisir, peut éclairer les ressorts intimes de la quête d’un chef, d’un gourou, d’une secte, d’une idéologie qui répondraient de tout ; cette analyse vient prolonger, nuancer et affiner le Freud de Psychologie des foules et analyse du moi. Elle apporte aussi en quelque sorte un complément – sur le plan du plus singulier, celui du fonctionnement du Je – aux remarquables études psychosociologiques sur la soumission à l’autorité (expérience de Milgram) ou aux nombreuses expérimentations et enquêtes qui décrivent ce phénomène d’aliénation. Dans ce domaine, rappelons l’excellent livre de Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité (La Découverte, 2005), qui synthétise et discute les plus fameuses d’entre elles.
Dans son premier ouvrage, La Violence de l’interprétation (1976), Piera Aulagnier centrait sa réflexion sur les modalités du travail de la Représentation, travail fondamental de la psyché : travail ininterrompu depuis la naissance de mises en forme de l’expérience et de la psyché elle-même, d’abord forgées à partir des seules sensations, puis des images et des mots. Modalité ultime et principale, la « représentation idéique » – les mots, la pensée – est consubstantielle de l’édification du Je et de sa parole. Sa grande particularité est d’être nécessairement posée au préalable par un autre.
Par quel processus – inconscient – l’infans (c’est-à-dire l’enfant avant la parole), qui est à l’origine parlé par un autre, parvient-il à s’approprier d’une façon suffisamment stable les énoncés de ce « porte-parole » qui le nomme, lui et ses repères identificatoires fondamentaux ? Et qui, également, lui propose une interprétation de ses sensations et de ses émotions, ainsi que des « prévisions » sur son devenir ? « Tu es mon fils ; tu as été engendré par un homme et une femme ; tu es un bébé mais tu deviendras un adulte » constitueront le noyau du travail identificatoire avec ses repères les plus fondamentaux ; mais d’autres repères, d’une nature moins assurée, se grefferont autour de ce noyau : « Tu as faim ; tu as eu peur ; tu aimes te blottir dans mes bras ; tu es beau ; plus tard, tu seras cosmonaute ou musicien » : ceux-ci, d’abord reçus comme vérités, seront peu à peu réévalués, mis en doute, transformés ou confirmés par l’enfant.
Ici, dans cet ouvrage de 1979, Piera Aulagnier détaille cette question : quel processus – processus inconscient et continuel, à l’opposé de « l’identité » et de « l’identitaire » conscients, revendiqués et arrêtés dans le temps – quel processus donc préside à la construction du Je et à ses remaniements ? Quels en sont les écueils ? L’auteure réexamine ce parcours identificatoire et dégage trois voies bien différenciées : la névrose, la psychose, et celle qu’elle nomme « aliénation », qui est l’objet principal de ce livre.
L’aliénation, selon elle, concrétise l’aspiration – communément partagée – de toucher à une vérité définitive. Elle permet d’échapper aux doutes, aux interrogations sur soi et sur le monde ; elle permet de s’en remettre à autrui, à une Vérité une fois pour toutes détenue par un autre. Cette Vérité dispense de se confronter à l’incertitude inhérente au flux temporel : car pour le Je, la prise en compte du temps est l’épreuve délicate puisqu’elle impose de penser les remaniements du Je lui-même et s’oppose à la fixité de La Vérité. L’aliénation réalise en outre un état a-conflictuel, souligne l’auteure : elle neutralise la souffrance psychique (liée, par exemple, à la culpabilité qui, pour la majorité des sujets, signe l’écart d’avec leurs idéaux).
Dans la construction du Je – ou « parcours identificatoire » –, celui-ci se confronte à deux tâches décisives : une mise en doute et une déidéalisation des énoncés qui ont qualifié l’infans puis l’enfant afin de s’en approprier certains (ou de les refuser), et également une dé-idéalisation de celui par qui il a été ainsi nommé et défini (le « porte-parole »). Or il y a au cœur de l’aliénation, analyse Piera Aulagnier, une butée cruciale au niveau de la dé-idéalisation du « porte-parole » : si l’enfant réussit à mettre en doute « qu’il sera cosmonaute » ou « qu’il est beau », il ne peut renoncer à la « perfection » du temps infantile et des imagos parentales : ce socle de certitude lui reste indispensable. Il maintient l’idéalisation d’un autre détenteur de vérité : domine alors pour lui la quête d’une rencontre – dans la réalité – avec un autre qui pourra incarner cette figure idéalisée, soit dans une relation interpersonnelle (un chapitre du livre est consacré à la passion amoureuse, et un autre à… certaines psychanalyses), soit dans une sphère plus large (idéologies, idoles, sectes).
Dans cette étude concernant cette faille au niveau du travail de dé-idéalisation chez certains sujets, faille qui favorise leur aliénation, Piera Aulagnier souligne la nécessité de la rencontre avec un autre disposé, lui, à aliéner… Sur le terrain social et politique, tellement difficile à appréhender puisque nous y sommes plongés, plein d’incertitudes et de menaces, si complexe, certains leaders qui proclament des explications et des solutions simples drainent nombre de ces aspirations individuelles à se soumettre à la pensée d’autrui. Mais, note aussi l’auteure, si certains sujets y sont particulièrement enclins, cette tentation – ne plus souffrir de doutes – n’appartient-elle pas à chacun ?
Moi, candidat
« J’ai pris la ferme résolution de me présenter à la présidence. Ce que le pays veut, c’est un candidat qu’il soit impossible de compromettre en fouillant son passé, de sorte que les ennemis du parti ne puissent rien déterrer à ses dépens qu’on n’ait auparavant su. Quand on sait d’un candidat, dès le départ, ce qu’il y a de pire, les tentatives de jeter le discrédit sur lui sont vouées à l’échec. C’est donc à livre ouvert que j’entrerai dans la carrière. Je vais d’emblée reconnaître toutes les vilenies que j’ai commises. [...]
En premier lieu, j’admets avoir forcé l’un de mes grands-pères rhumatisants à monter dans un arbre ; c’était pendant l’hiver 1850. Il s’agissait d’un vieillard incapable de grimper aux arbres ; mais avec l’impitoyable brutalité qui me caractérise, je l’ai obligé, du bout d’un canon de fusil, à sortir par la porte de devant en chemise de nuit, et, lui tirant dans les jambes, à se précipiter dans un érable où il a passé la nuit. Je l’ai fait parce qu’il ronflait. Si jamais j’avais un autre grand-père, je recommencerais. Je suis aussi dépourvu d’humanité aujourd’hui qu’en 1850. [...]
La rumeur selon laquelle j’ai enterré sous ma vigne une tante décédée était fondée. Il fallait enterrer ma tante et fertiliser la vigne, j’ai donc assigné cette tâche pleine d’élévation à celle-là. Est-ce que cela me rend impropre à la présidence ? Notre Constitution ne dit rien de tel. »
Mark Twain, extrait de Moi, candidat, les éditions du Sonneur, 2017.
Annie Franck
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