La notoriété de Levinas a atteint son sommet plus d’une décennie après le déclin de celle de Sartre. Tous deux paraissent ainsi appartenir à des époques différentes de notre histoire intellectuelle, alors qu’ils sont nés la même année. La comparaison s’impose d’autant plus que leur point de départ était identique : la lecture heideggérienne de la phénoménologie husserlienne. Levinas parle d’un « husserlianisme élargi ». Ce n’était pas, dans les années trente, un chemin très fréquenté. Bien sûr, ils ont ensuite divergé, et l’on n’imagine pas Sartre rédigeant des Lectures talmudiques – encore qu’il n’ait pas été insensible à la pression religieuse de Pierre Victor, nom sous lequel il connaissait Benny Lévy.
Même s’il est rarement nommé par Levinas, on sent à la lecture des inédits aujourd’hui publiés combien la figure de Sartre lui aura importé, ne serait-ce qu’implicitement, voire inconsciemment. Ils ont le même âge, ils ont des ambitions comparables, ils s’intéressent aux mêmes questions, auxquelles ils s’efforcent de répondre avec les mêmes outils philosophiques ; l’étonnant serait qu’ils n’aboutissent jamais aux mêmes conclusions. Les rencontres intellectuelles sont donc multiples. C’est ainsi que, prisonnier de guerre comme Sartre, Levinas évoque dans ses Carnets la « liberté insoupçonnée » du prisonnier « sous l’œil des sentinelles », ou note le projet d’écrire un livre qui s’appellerait L’Être et le Néant. Lorsqu’il rentre de captivité, un livre portant ce titre a déjà paru, sous un nom qu’il a rendu célèbre : celui de Sartre. Célèbre, Levinas ne l’est pas encore, malgré ses publications phénoménologiques ; il n’enseigne même pas dans une institution prestigieuse.
On peut attribuer à la même logique commandée par la démarche philosophique le projet d’écrire aussi des textes littéraires, bien au-delà des poèmes de l’étudiant encore principalement russophone. Mais ce projet, à ce qu’il semble, n’a pas été engagé à l’époque où Sartre écrivait La Nausée. Après la guerre et jusqu’à la fin des années cinquante, lorsque Levinas couvre d’ébauches romanesques des cahiers d’écolier, il sait ce que Sartre a fait avant lui. Toujours Sartre le précède. Et Levinas renonce : ces romans qu’il a retravaillés à maintes reprises ne dépasseront jamais la dimension d’une nouvelle, et nul n’en entendra parler jusqu’à ce que l’Imec reçoive les manuscrits sur lesquels est fondée l’édition génétique qui nous parvient maintenant.
Ces textes sont présentés à la fois dans l’état brut du matériau et sous la forme de versions continues propres à faciliter la lecture. Cet admirable travail éditorial est mis au service d’ébauches dont la tonalité n’est pas sans rappeler certaines des nouvelles réunies dans Le Mur. Un air de famille qui s’explique par une même ascendance heideggérienne du côté des analyses de la déréliction dans Être et Temps. Et aussi parce que leurs personnages appartiennent à la même génération, ils vivent dans la même France médiocre de l’immédiat avant-guerre et du début des années quarante. Ils ne sont pas pour autant interchangeables. Ceux de Levinas sont pris dans la « drôle de guerre » ; l’un est dans l’attente de sa mobilisation, l’autre est déjà mobilisé et sera bientôt fait prisonnier, puis de retour dans le triste Paris de l’Occupation.
Pourquoi Levinas renonce-t-il à accomplir la part littéraire de l’œuvre que, durant sa captivité, il projetait de faire ? Sans doute son ambition littéraire n’a-t-elle jamais pris un tour très concret et l’on pourrait le supposer assez lucide pour percevoir que ce n’est pas dans cette direction qu’il donnera le meilleur de lui-même. Mais la question est d’abord de savoir si l’on peut écrire des romans heideggériens au sens où Queneau écrivit des romans hégéliens salués comme tels par un Kojève. Du côté de la stricte observance, on l’aurait nié. Sartre a su le faire et, sorti de l’orbite de Heidegger, il s’est ensuite dirigé vers la politique ; Levinas aussi en est sorti, pour s’orienter vers la tradition juive, laquelle n’était pas au cœur de ses préoccupations philosophiques initiales.
En réalité, et le faire sentir est un des grands intérêts que présente ce tome 3 des Œuvres archivées par l’Imec, le renoncement de Levinas paraît moins dû à des motivations esthétiques qu’à des raisons philosophiques. Si, quinquagénaire, il abandonne l’idée d’écrire des romans, dont les ébauches abondamment raturées montrent la tonalité heideggérienne, c’est que ce travail même lui a fait percevoir son insatisfaction intellectuelle devant les analyses d’Être et Temps. Du même geste qu’il tente d’écrire un roman qui pourrait avoir eu pour titre Éros, à moins que ce ne soit Triste opulence, il jette sur le papier des Notes philosophiques sur éros au fil desquelles il oppose à Heidegger ce qu’il nomme « éros », défini comme « la communication et l’expression première ». À mesure qu’il progresse dans cette réflexion, il s’éloigne des analyses heideggériennes, et cet éloignement est aussi ce qui rend irréalisables ses projets de roman. Ce n’est pourtant pas un échec, loin de là, car la tentation littéraire n’aura été pour lui qu’un moment, celui par lequel il devait passer pour rompre avec ce que l’on pourrait appeler sa première philosophie, laquelle n’était pas encore ce qu’évoque désormais le nom de Levinas, où la relation avec autrui apparaît, contre Heidegger, comme la dimension majeure de l’expérience humaine.
Voilà ce qu’à ce moment de sa réflexion il appelle éros et qui est assez éloigné de ce qu’évoque la notion d’érotisme. Ce n’est pas que la dimension sensuelle soit passée sous silence : de belles pages sont consacrées à la volupté et à la caresse, tout comme, d’autre part, à la paternité, considérée dans la relation avec le fils, ce « toi qui tout en étant moi n’est pas moi ». Mais elle ne constitue qu’un aspect des rapports entre les êtres, au même titre que la camaraderie, la gloire, la pudeur, l’amitié. Ce qu’il s’agit de dire est que « le temps ne nous vient pas de je ne sais quelle source abstraite mais d’une relation avec les êtres. C’est la relation avec autrui qui est le drame même du temps ». En se colletant avec un projet littéraire dont on sent bien que ce n’était pas vraiment son affaire. Levinas s’est découvert lui-même ; les documents réunis dans ce beau volume nous font entrer dans l’atelier du penseur à ce moment-là, le plus décisif.
Marc Lebiez
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