Si c’est à moi qu’on avait demandé de choisir les romans de Saul Bellow devant être rassemblés dans cette compilation, j’aurais retenu deux textes – La Victime et Au jour le jour – que l’auteur lui-même a fini par considérer comme des œuvres mineures, remontant à une époque où il cherchait à écrire de façon « correcte ». Et pourtant…
C’est Philip Roth qui a le mieux identifié la ligne de fracture traversant cette œuvre, dans son recueil Du côté de Portnoy et autres essais. Selon lui, les fictions de Bellow se partagent en deux catégories : drames moraux où le héros est marqué par sa judéité, et romans d’« appétit » et d’« aventure libidineuse » où la judéité du personnage, si elle existe, ne joue qu’un faible rôle.
Bien évidemment, Les Aventures d’Augie March appartient à cette seconde catégorie, comme en témoigne la célèbre phrase du début : « Je suis un Américain, natif de Chicago – Chicago, cette ville sombre –, et je prends les choses comme je l’ai appris seul ; en écriture libre, et je ferai le récit à ma manière : premier à frapper, premier à entrer ; un coup parfois innocent, parfois moins innocent. » Dommage que Bellow ne réussisse pas à maintenir le même niveau tout au long des cinq cent vingt pages d’un récit parfois ennuyeux !
Mais son livre est désormais un classique, l’un des plus influents de l’après-guerre, donc « incontournable », même pour ceux qui sont moins sensibles aux charmes du roman picaresque. Grâce à la nouvelle traduction de Michel Lederer, le public français aura accès à la musique et à la vitalité musculaire de Bellow, ce qui n’était pas le cas avec la version précédente, aujourd’hui épuisée. Celle-ci est plus fidèle au rythme staccato de la phrase de Bellow, même si, comme la plupart des traducteurs français, Lederer ne se permet pas de casser complètement la syntaxe, comme le font Bellow et tant de romanciers américains dans son sillage.
Tandis que Les Aventures d’Augie March se situe explicitement du côté « américain » du clivage défini par Roth, dans deux autres textes de ces « Quarto » la ligne de fracture apparaît à l’intérieur même du roman, ce qui est plus intéressant. D’abord dans Herzog, mon préféré et celui de Philip Roth, qui le trouve plus « riche », parce que, « pour la première fois, Bellow a embarqué toute la cargaison sexuelle à son bord et introduit dans l’œuvre un type de souffrance largement exclue de Augie ». La citation est extraite d’un article, « Saul Bellow, relectures », qui a paru dans Parlons Travail et qui reparaît dans le premier « Quarto », toujours dans la traduction de Josée Kamoun. Pour Roth, le personnage de Moses Herzog représente « la plus grande création de Bellow, le Leopold Bloom de la littérature américaine », avec cet avantage que Bellow, à la différence de Joyce, transmet son érudition à son personnage.
En effet, Moses Herzog, comme les autres héros de cette compilation à l’exception d’Augie, est un intellectuel : il a entrepris une vaste étude, toujours inachevée, sur le mouvement romantique. Mais c’est une autre histoire, de cœur celle-ci, qui se trouve au centre du récit, comme le nom du héros le laisse deviner : « Herz » veut dire « cœur » en allemand. Celui de Moses a été brisé par son ex-femme, Madeleine Pontritter, mère de sa fille : elle l’a quitté pour son meilleur ami, Valentine Gersbach.
Gersbach et Herzog, deux patronymes qui se ressemblent – le h se prononce g en russe, langue des parents de Bellow. Le dédoublement est un thème cher à Saul Bellow comme à Roth, raison de plus d’éprouver du plaisir à voir ces auteurs se frotter sous les mêmes couvertures. Même si Gersbach et Herzog ne dorment pas dans le même lit, ils partagent Mme Herzog pendant un certain temps, à l’insu de Moses, qui refuse de voir les choses en face, allant jusqu’à nier l’évidence quand Valentine vient chercher chez lui le diaphragme de sa femme.
Gersbach représente le côté physique, affirmé et amoral affectionné par Bellow. Dans Le Don d’Humboldt, ce rôle sera assumé par Rinaldo Cantabile, mafioso minable qui harcèle le héros et narrateur, Charles Citrine. Tous les deux sont « natifs de Chicago », comme si la ville d’Al Capone incarnait à la perfection ces aspects de la psyché américaine, trope repris par Roth lorsqu’il cherche à dramatiser les qualités faisant défaut à ses héros juifs intellectuels (La Leçon d’anatomie, Opération Shylock). Malgré un début de mauvais augure – Cantabile a triché en jouant au poker contre Citrine et, quand ce dernier fait opposition au chèque qui devrait régler sa dette, le mafioso détruit sa Mercedes 280-SL à l’aide d’une batte de baseball –, les deux hommes deviennent amis. Ils sont unis par leur intérêt pour Humboldt Fleisher, défunt poète maudit et ami de jeunesse de Citrine, dont la biographie est calquée sur celle de Delmore Schwartz, ami de Saul Bellow.
De fait, le rapport entre la vie et l’œuvre de Bellow est fascinant ; on félicite Philip Roth d’avoir poussé son ami à écrire la vingtaine de pages autobiographiques qui paraissent au début du deuxième tome du « Quarto » et qui concernent la genèse de ses romans. Hélas, ces mémoires s’arrêtent à Faiseur de pluie, c’est-à-dire avant Herzog. Ce qui rend d’autant plus intéressant Bellow : A Biography, malheureusement inédit en français, œuvre monumentale de James Atlas, ancien collaborateur du New Yorker, à laquelle il a travaillé pendant dix ans. Si on fait abstraction des jugements puritains et pseudo-psychanalytiques d’Atlas, on peut se réjouir de la quantité des détails qui révèlent le processus créateur de Bellow ainsi qu’un monde littéraire disparu.
Quant à La Planète de Mr. Sammler, qui a remporté le National Book Award (en 1971) et fait l’objet de nombreuses études universitaires, je le considère comme annonciateur de la pente tardive de la carrière de Bellow : conservatrice, idéologique et artificielle.
Steven Sampson
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