En 1899, l’agronome Nitobe Inazô tenta de montrer dans Bushidô, soul of Japan, que la Voie du guerrier pouvait être comparée au code moral des chevaliers médiévaux d’Occident. Il permettait d’associer au samouraï les notions d’honneur, de courage et d’abnégation, au-delà de sa seule adresse au combat. La réalité historique montre que cette noblesse du guerrier est une construction basée sur une tradition fictive de la fin du XVIe siècle. C’est alors que le shogun, chef des seigneurs de la guerre, transforma cette caste en une nouvelle noblesse qui s’est perpétuée jusqu’en 1867, date du renversement du régime shogunal. Aussitôt, l’empereur Meiji (r. 1867-1912) ouvrit une ère de modernisation, souvent conduite par les anciens samouraïs des fiefs du Sud-Ouest convertis en élite, qui promouvait la modernité sans renier l’indépendance nationale face à l’Occident.
Professeur d’histoire du Japon à l’université de Genève, Pierre-François Souyri, qui signait l’an dernier un essai conséquent sur les origines du Japon d’aujourd’hui, Moderne sans être occidental (Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2016), propose deux ouvrages consacrés à la figure iconique du samouraï, dont on dirait que l’honneur est le sang.
ÉD : Qu’est-ce que la honte pour un samouraï ?
PFS : D’abord, il faut comprendre que le groupe social que l’on désigne sous le terme de « samouraïs » a évolué considérablement au cours des mille ans qu’a duré son histoire et qu’il est difficile de répondre à la question sans nuancer grandement. Entre le guerrier médiéval qui défend le domaine sur lequel il vit et dont il porte le nom, et le guerrier de l’époque Tokugawa qui n’est guère qu’un fonctionnaire seigneurial vivant en ville, il n’y avait pas grand-chose en commun. Pour le guerrier médiéval, la honte suprême, c’était sans doute d’être vaincu sur le champ de bataille. Dans ce cas, son domaine, ses terres, son épouse et ses enfants lui étaient pris. Il ne lui restait donc plus que le déshonneur. Dans la culture de l’époque, mieux valait alors mourir. C’est pourquoi nombre de guerriers se suicidaient au soir de la bataille qu’ils avaient perdue. Mieux valait une mort digne qu’une existence honteuse de vaincu. Il s’agissait là d’une conduite assumée socialement. Mais, bien entendu, bien des guerriers vaincus s’enfuyaient, se cachaient et tâchaient de se reconstruire une autre existence, surmontant ainsi la honte éprouvée par la défaite. D’une manière générale, dans les périodes plus modernes, le samouraï devait préserver son honneur, et rien n’était plus honteux que de le perdre. L’injure, par exemple, était intolérable et pouvait aboutir à un règlement de comptes (interdit pourtant par la loi). Ceci pouvait produire aussi des situations cocasses. Nulle question de céder la place à l’autre au passage d’un pont étroit, par exemple. Rien de pire que de se faire bousculer le fourreau de son sabre par un passant. Le culte d’une certaine virilité était évidemment responsable de ces conduites qui valorisaient l’honneur. Voir son honneur bafoué était honteux.
ÉD : Dans son système de pensée, est-elle envisageable ?
PFS : En principe, non. Mais il pouvait exister un conflit quasi cornélien entre le devoir de préserver son honneur pour éviter la honte et le devoir de se conformer aux lois seigneuriales, qui interdisaient les duels, par exemple.
ÉD : À quel moment se construit leur système doctrinal ?
PFS : C’est un lent processus qui commence par la naissance du groupe des guerriers autour du Xe siècle. Ce groupe social valorise le culte de la virilité, de la force, du courage, de l’abnégation, de l’habileté au combat. C’est ce qu’on désignait sous l’expression de « Voie de l’arc et du cheval ». S’enfuir, refuser le combat, ne pas répondre à la provocation, sont des conduites qui peuvent être socialement stigmatisées et considérées comme honteuses. Sauf s’il s’agit d’une ruse pour mieux combattre l’adversaire et, au bout du compte, mieux l’occire. Mais trahir son seigneur pour protéger son bien et faire allégeance à son vainqueur était, dans certaines conditions, parfaitement acceptable. La plupart des batailles d’autrefois ont été gagnées parce qu’une partie des troupes ennemies a changé de camp au dernier moment. Les traîtres ne semblaient pas éprouver beaucoup de honte…
ÉD : Qui est Yamamoto Tsunetomo ?
PFS : Là, nous changeons de période et nous sommes au début du XVIIIe siècle, dans un pays largement pacifié où toute guerre a disparu depuis un siècle. À la mort de Nabeshima Mitsushige, daimyô du fief de Saga, l’un de ses samouraïs, Yamamoto Tsunetomo – connu aussi sous le nom de Yamamoto Jôchô –, décida de confier, dans les années 1710 à 1716, à l’un de ses propres disciples ce qui, selon lui, devait être la Voie du guerrier idéal. Le Hagakure (« Caché parmi les feuilles ») est donc un livre édifiant, un manifeste de protestation contre ce qu’étaient devenus les samouraïs de son temps, assagis par la pacification. Il y écrit notamment : « J’ai découvert que mourir est au cœur du Bushidô. Tenu de choisir entre la vie et la mort, je choisis sans hésitation la mort. » Le service du maître devait donc passer au-dessus du reste, au mépris de la vie. Il fallait se préparer à la mort, qui pouvait advenir n’importe quand, et ce afin de ne pas se couvrir de honte, le moment venu. Yamamoto évoque des notions comme l’impermanence des choses, la vanité du monde dans un texte qui reste une critique latente du néo-confucianisme des lettrés de son temps. Le guerrier devait ainsi se soumettre à une éthique du service et de la mort qui n’avait, en fait, jamais vraiment eu cours, même au plus fort des guerres médiévales.
ÉD : Quel est l’impact du Hagakure en 1716 ?
PFS : La prise de position de Yamamoto en faveur d’un Bushidô esthétisé et décontextualisé parut tellement incongrue à ses contemporains que l’ouvrage fut considéré comme celui d’un fanatique dont les préceptes ne pouvaient déboucher que sur la violence, un texte pour tout dire hérétique par rapport à la doxa de l’époque. Il fut prohibé de la lecture par le seigneur à qui il avait été offert lui-même. Redécouvert en 1906, le Hagakure connut un certain succès d’édition dans les cercles nationalistes et militaristes avant et pendant la guerre. On tenta de le faire passer pour un guide de comportement à destination des soldats, qui devaient ainsi apprendre à imiter les samouraïs d’autrefois en méprisant la mort. L’ouvrage fut banni sous l’occupation américaine.
ÉD : Le suicide de Mishima a-t-il encore un rapport avec le Bushidô ?
PFS : Dans sa tête, certainement. En 1967, le romancier Mishima Yukio lui consacra un essai, Introduction au Hagakure, dans lequel il confesse avoir fait de cet ouvrage son « guide spirituel » après la guerre, alors que le livre était partout ignoré.
ÉD : Reste-t-il des traces du Bushidô dans la vie quotidienne des Japonais ? La caste se survit-elle ?
PFS : Le statut social des samouraïs a été aboli il y a cent cinquante ans et, maintenant, il n’en reste rien en tant que tel, sinon le mythe. Le mouvement de modernisation de la société entamé à l’époque Meiji fut une véritable révolution et, même si certains dirigeants d’entreprise ou responsables politiques se disent descendants de samouraïs, cela n’a plus guère d’impact. Le samouraï est devenu un objet de folklore historique. Et n’oublions pas que 95 % des Japonais d’autrefois n’étaient pas des samouraïs.
ÉD : La honte a-t-elle perdu la face ?
PFS : Oui et c’est sans doute tant mieux. Car la honte en tant que sentiment exacerbé est tellement intolérable qu’elle peut conduire à une violence extrême.
Bibliographie :
Pierre-François souyri, Les Guerriers dans la rizière. La grande épopée des samouraïs, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2017.
Pierre-François souyri et Shin’ichi saeki, Samouraïs, Arkhê, 2017.
Eric Dussert
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