Jean-Philippe Toussaint laisse aux sociologues, journalistes et autres spécialistes le soin de parler de ce qui entoure le football. Sa perspective est bien différente : « Je fais mine d’écrire sur le football, mais j’écris, comme toujours, sur le temps qui passe. » Il évoque son enfance à Bruxelles, son adolescence en France, le peu de goût de son père pour le foot mais la présence tutélaire d’un grand-père, les matchs joués dans le couloir, pendant lesquels on se projette dans un héros tout-puissant, ses habitudes de supporter, dont il se moque lui-même dans des parenthèses toujours amusantes.
Le livre, composé de six chapitres, revient sur les coupes du monde que Toussaint a suivies (ou pas), entre 1998 et 2014. Parmi ces compétitions, celle qui s’est déroulée au Japon prend un relief particulier quand on sait le lien que l’écrivain entretient avec ce pays. Une autre, en Allemagne en 2006, rappelle un autre texte de l’auteur, La Mélancolie de Zidane, dans lequel le carton reçu par le footballeur change de couleur, pour renvoyer à ce noir qui convient si bien à l’artiste : « C’est peut-être là l’enjeu secret de ces lignes, essayer de transformer le football, sa matière vulgaire, grossière et périssable, en une forme immuable, liée aux saisons, à la mélancolie, au temps et à l’enfance. »
Toussaint connaît en effet une saison du football. C’est en gros celle des coupes du monde qu’il décrit avec la méticulosité et l’humour du romancier. Supporter de la Belgique, arborant donc la casquette aux couleurs des Diables Rouges, il vit des moments de solitude dans les stades. Il se dit chauvin, donnant à ce terme généralement péjoratif le sens de « nationaliste ironique ». Le mot renverrait à des accessoires comme la fameuse casquette ou à des colifichets plutôt qu’à des concepts ou à des valeurs.
Assister à une coupe du monde demande une parfaite organisation. Acheter des billets est déjà une épreuve. Suivre les matchs plus encore. On se divertira beaucoup à lire les mésaventures japonaises de l’auteur, ces rencontres vues sur un écran de télévision, avec un public bon enfant constitué d’étudiants, dans les amphis de Tokyo. Aller au stade sous la canicule et assister aux matchs de l’équipe nationale constituée de blondinets japonais est l’un des moments singuliers de cette épreuve taillée pour les athlètes à l’allure militaire qui portent les couleurs russes ou belges.
Mais l’essentiel, le plus fort et le plus beau, est dans la perception du temps, à la fois le temps qu’il fait et le temps qui passe. La fournaise de Kobe rappelle le soleil de la Corse ou de la Tunisie, évoquée dans Autoportrait (à l’étranger) dont ce livre est un peu le pendant. Le Japon est un ici et un ailleurs rempli d’autres temps : « Cette sensation unique, faite de temps passé, d’images éparses, de goûts et d’odeurs japonaises dispersées – la matière même, immatérielle, du souvenir –, je voudrais essayer de la restituer dans ce qu’elle a d’indéchiffrable et d’incohérent. » On retrouve là ce qui fait l’œuvre du romancier, en particulier dans la tétralogie qui l’a occupé dix ans durant et dont ce livre, écrit après une sorte de crise, est un écho.
L’histoire de Marie, amante du narrateur, parfois perdue, parfois retrouvée, s’est terminée en un moment difficile pour l’écrivain qui perdait alors son père. Finir, perdre, connaître la sensation d’un manque, ce sont quelques voies de cette mélancolie dite par Toussaint et qui fait la force et la beauté de ce petit livre.
Mais on s’en voudrait de ne pas dire, aussi, combien ce livre, comme L’Urgence et la Patience, comme La Mélancolie de Zidane (pour d’autres raisons), est tonique, bienfaisant. Outre l’analyse qu’il propose du football comme art du temps, vivant seulement dans l’instant où on le regarde (dans un stade ou à la télévision) avant de devenir légende grâce à une image ou une icône, outre la drôlerie des dernières pages consacrées à l’impossibilité de voir un match sur un écran d’ordinateur, Toussaint propose une réflexion sur l’artiste aujourd’hui. Artiste, Toussaint l’est. C’est même le mot qu’il doit écrire sur le formulaire de son visa pour entrer en Chine. L’écrivain (et donc plasticien) part d’une lecture de Survivance des lucioles, de Georges Didi-Huberman, sur ce qu’est créer aujourd’hui : « Ce que le livre de Didi-Huberman m’a fait comprendre, c’est que ce n’était pas l’obscurité du monde qui m’entourait le problème, c’était au contraire son trop-plein de clarté. Ce que je faisais, en poursuivant, avec obstination, mon travail d’écrivain depuis trente ans, c’était simplement m’efforcer d’affirmer une voie humaine possible, un chemin, une attitude, une finesse, une ténuité, une douceur, une dignité. »
Tout cela semble loin du football, soumis au trop-plein de clarté, lui, au point d’aveugler. Or, on n’a plus que jamais besoin de la « faible lueur vaine » des écrivains et des artistes. L’ombre, le silence et la solitude qu’évoque Toussaint sont les voies les plus sûres.
Norbert Czarny
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