Ce drone va raconter sa propre vie, qui commence de nos jours et qui semble se prolonger jusqu’en des temps apocalyptiques peu éloignés. Rien qu’en cela le roman est symptomatique. Une grande partie d’entre nous ne doute pas de la fin des temps, ne pense plus à la manière de l’éviter, mais songe déjà, par la description, à en apprivoiser l’angoisse ou à s’en délecter…
Le drone peut tout survoler ; il zoome, télécharge tout ce qu’il veut et s’infiltre dans les réseaux. D’où l’intérêt de son choix pour peindre une époque, la nôtre en particulier, celle des relations immatérielles mais non pas virtuelles, confusion que l’auteur ne fait pas. Ce drone, qui finira par s’appeler Jérusalem, est un hybride unique, recomposé à partir d’un modèle militaire chargé de liquider des djihadistes au Moyen-Orient et d’un modèle domestique, de ceux qui se vendent aujourd’hui à la Fnac, importé sur ce théâtre de guerre par une de nos fameuses « radicalisées » converties. Celle-ci réalisera l’alliage avec les restes du drone américain pour le retourner contre le camp adverse. Puis, tombant aux mains d’anthropologues marginaux mais brillants, qui vivent dans une sorte de communauté incertaine, le drone, connecté à la Toile, accédera à une immense connaissance, à la conscience de soi et aux préoccupations de ses nouveaux maîtres : il sera dédié à prouver que les premières manifestations du déisme impliquaient une figure féminine et qu’en remontant les pistes juive et hindouiste on peut en retrouver la trace.
C’est l’oubli de ce pôle féminin transcendant – qui impliquait toute une conception féconde du monde pour le drone, pour ses parents d’adoption et peut-être pour l’auteur – qui expliquerait nos malheurs, nos guerres. Le monothéisme patriarcal, voilà l’ennemi ! Ce qui suppose d’ailleurs que la religion soit le premier et le vrai motif de la guerre, ce dont on peut légitimement douter… On peut aussi prétendre que ce monothéisme n’est qu’un motif de mobilisation.
Puis le drone, jamais rassasié, nous entraînera plus loin, vers l’Est, comme Alexandre le Grand, s’autonomisant peu à peu grâce à une intelligence artificielle densifiée, s’intéressant aux amours et à une sexualité qui le fascine d’autant plus qu’elle reste inaccessible à sa réalité machinique.
Il ressort de cette lecture, malgré l’affirmation féministe embryonnaire, un certain nihilisme. Et d’ailleurs, le titre lui-même exprime parfaitement un nihilisme de refuge. Notre époque ressemble à une mangrove entremêlant l’électronique, la chair et l’acier. Un immense chaos, dominé par un inceste glauque entre technologie et spiritualité, laquelle a survécu contre toute attente à la science et a même retrouvé de sa vigueur, comme le prévoyait André Malraux.
Les êtres humains s’y perdent, leurs sentiments sont atrophiés, la mondialisation paraît tout écraser, tandis que les cloisons semblent infranchissables pour beaucoup de personnages croisés. Seul le drone a accès à la mobilité, à la liberté. Il semble attachant pour ses propriétaires successifs, car il vole pour eux qui sont entravés par la lourdeur des fonctionnements sociaux, devenus extrêmement baroques. L’Opium du ciel semble bien le symptôme d’une époque dépressive souffrant de trop de réalité, d’un surplus d’informations, de trop de perceptions, alors que la liberté de mouvement réelle est corsetée. La sexualité y est décrite comme sale, vectrice de mort C’est sans doute imputable à la frustration du drone, mais tout de même ! On retrouve un goût de l’érotisme scabreux, qui semble un passage trop souvent obligé dans la littérature contemporaine.
La partie la plus réussie du roman met en scène un drone qui veut tisser des relations humaines et qui se fabrique des avatars sur un réseau social. L’auteur, qui en démontre une belle connaissance, en explore les aspects les moins étalés : ce qui se passe en « MP » est souvent l’essentiel.
La forme de ce symptôme d’époque est cohérente : c’est nécessairement une écriture très baroque, fourmillante, dense, jusqu’à la limite dangereuse de l’indigeste (qu’elle ne franchit pas, mais qu’elle prend le risque de tutoyer). Là encore, le roman a valeur de symptôme : on dirait que, pour l’édition, la tendance baroque, la densité du langage, la réhabilitation de mots négligés, l’usage de lexiques spécialisés, infusés dans le romanesque, tiennent lieu de valeur littéraire. Ajoutons-y du sordide, du pessimisme, du nihilisme, de l’érudition, et nous aurons un texte à publier ! Malgré tout le talent de Jean-Noël Orengo, on peut se demander ce qui fait sens pour le lecteur. Le lecteur, en tout cas, se le demande. Il faut voir comme on nous parle.
Jérôme Bonnemaison
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