Iannis Xenakis donna à sa fille le prénom Mâkhi. En grec, il signifie « bataille » : la lutte, l’émulation. Les Grecs disent généralement que Мαχι serait peut-être le diminutif d’Andromaque. La prononciation en français évoque le « maquis » ; le maquis corse et les maquis des résistants réjouissent Iannis.
En Grèce, il a été résistant (à un moment, communiste) ; il a été emprisonné à plusieurs reprises. Et il lisait sans cesse Pythagore et Platon (sans doute le Timée). Le 1er janvier 1945, les troupes britanniques emploient tanks et mortiers pour bombarder Athènes et terroriser la population. Alors, Iannis et ses camarades veulent évacuer et sauver les habitants d’un immeuble ; un obus les atteint ; près d’Iannis, une jeune femme est décapitée ; un autre compagnon meurt ; Iannis reçoit un éclat d’obus qui lui détruit une partie de la mâchoire et lui arrache l’œil gauche ; il s’évanouit. Clearchos, son père, le découvre blessé, affaibli mais vivant ; dans un hôpital, il a subi des opérations sans anesthésie. Son visage en gardera la trace indélébile : sa face droite conserve sa beauté d’ange, la gauche met en évidence l’œil énucléé, puis il est dissimulé par un œil de verre. Iannis a été condamné à mort par contumace.
Le 11 novembre 1947, il quitte la Grèce. Il est accueilli en France comme apatride et reprend son véritable nom. Ce n’est qu’en 1964 que Georges Pompidou lui accordera la nationalité française. Après vingt-sept ans d’exil, il retourne en Grèce en 1974. Iannis précise : « Avant même la fin de la guerre, j’avais décidé, dans la détresse où je me trouvais, de composer de la musique. Elle seule me permettait de retrouver un peu de calme. »
De 1947 à 1959, Xenakis travaille sous la direction de Le Corbusier comme ingénieur et architecte. Il prend une part essentielle dans les unités d’habitation de Marseille, à Chandigarh. En particulier, il invente les formes du couvent de la Tourette (des dominicains), le pavillon Philips (Exposition universelle de Bruxelles), le stade de Firminy, le stadium de Bagdad… Simultanément, il tresse les recherches architecturales, les compositions musicales, les mathématiques complexes et actuelles. Dynamique, imaginatif, il se révèle musicien, architecte, mathématicien, philosophe, informaticien, organisateur. Selon lui, la musique serait une architecture mobile, mouvante, alors que Goethe avait considéré l’architecture comme une musique pétrifiée.
Xenakis prend peu à peu ses distances par rapport à la musique sérielle. Il a suivi les cours de Messiaen qui lui a apporté un esprit de liberté et l’a amené à être lui-même. Il se donne l’autorisation de s’intéresser aux sons qui l’ont fasciné. Dans l’adolescence, « j’aimais la nature. J’allais à bicyclette à Marathon, à l’endroit supposé de la bataille. Il y avait un tumulus avec un bas-relief d’Aristoclès. Je restais longtemps à m’imprégner des sonorités de masses fantastiques : la mer, le vent, les tempêtes, les cigales, les gouttes de pluie et les déferlements des dieux antiques ». Il lit Platon, Thucydide, Xénophon, les tragédies, Héraclite, Sapho. « À cette époque, je pensais que j’étais né vingt-cinq siècles trop tard. » Sa musique voudra lier la modernité et l’archaïque, l’avenir et la pensée des origines grecques.
Son cheminement est sinueux et hasardeux. Les mathématiques (qu’il utilise d’abord en architecture) lui permettent de traiter les mouvements des masses sonores et de les transcrire en musique. Il n’oublie ni la nature variée, ni les sanglots, ni le cri (de sa mère quand elle meurt en 1927), ni les rythmes de la foule politisée, ni les tirs, les bombardements. « Ces événements sonores globaux sont faits de milliers de sons isolés dont la multitude crée un événement sonore nouveau sur un plan d’ensemble. Or cet événement d’ensemble est articulé et forme une plastique temporelle qui suit, elle aussi, des lois aléatoires, stochastiques. […] Ce sont des lois du passage de l’ordre parfait au désordre total d’une manière continue et explosive ». Pour bien des œuvres de Xenakis, on a employé certains mots : un « amas de notes ponctuelles telles que des pizzicati de cordes », des « nuages de sons ponctuels », des « transformations graduelles », un « faisceau de glissandi », un « poudroiement se sons », le « grain de la matière sonore », le « passage de la densité à la fluidité », l’« irruption de certaines perturbations aléatoires dans une succession d’événements en chaîne »… Très tôt, Xenakis a utilisé les ordinateurs et les lasers. En 1972, dans la revue L’Arc (n° 51), l’esthéticien Olivier Revault d’Allonnes remarque : « Xenakis est le seul à faire de l’ordinateur un instrument joyeux. »
Le 15 avril dernier, à l’amphithéâtre de l’Opéra Bastille, tu as vu Oresteia de Xenakis : une suite pour baryton, percussions, chœur d’enfants, chœur mixte (avec accessoires musicaux) et douze musiciens, d’après Eschyle. Deux pièces s’ajoutent à la version initiale (1965-1966) : Kassandra (1987), qui est le monologue de la captive troyenne, et La Déesse Athéna (1992). Ici, la notion de justice s’inscrit dans la cité ; la justice et la démocratie se substituent à la vendetta. Tu as entendu des objets bruiteurs (castagnettes, triangles, maracas, galets, cloches, sonnailles, tambour). Et les chœurs dansent…
Lorsque Mâkhi était enfant et adolescente, elle et ses parents passaient en Corse un mois de vacances. Iannis et Mâkhi plongeaient dans la mer avec des masques, des tubas et des palmes. Iannis utilisait son fusil sous-marin. Avec un seul œil, il disait à sa fille : « Mâa, tu es mes yeux, tu dois me montrer où se cachent les poissons. » Et Mâkhi était très fière.
Ou bien, à Paris, Iannis ne retrouvait plus l’œil de verre. Il demandait avec politesse : « Mâa, cherche mon œil s’il te plaît ». Et Mâkhi aidait Iannis borgne, comme jadis Antigone guidait Œdipe aveugle sur un chemin…
En 2014, Mâkhi Xenakis décide de sculpter (en ciment) Antigone bleue qui peut vivre à l’extérieur. Elle dresse Antigone en Corse face à la mer… Iannis avait souhaité que l’on disperse ses cendres dans la Méditerranée. Mâkhi écrit la dernière phrase de ce livre : « Antigone maintenant veille sur les cendres de mon père. »
Gilbert Lascault
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