Tous les hommes, en effet, sont « musicaux » à quelque degré, et c’est dans toute sa diversité géographique et historique que les ethnomusicologues considèrent la musique. Pour eux, il n’y a pas une musique plus digne d’intérêt que les autres, ou qui aurait mieux résisté au temps. Ils n’envisagent pas non plus la question sous l’angle des aptitudes, de sorte que, selon Rice, il faudrait une forme verbale pour désigner l’objet de leurs recherches : « musiquer », ce n’est pas seulement faire de la musique, mais réagir à la musique, lui attribuer des significations, etc.
La conception moderne de l’ethnomusicologie l’éloigne du penchant pour l’exotisme qui l’avait d’abord inspirée. La curiosité portée à la musique de l’Autre ne date pas d’hier. C’est ainsi qu’au siècle des Lumières Joseph-Marie Amiot a rédigé un Mémoire sur la musique des Chinois. L’ethnomusicologie puise inévitablement quelques-unes de ses racines dans le colonialisme et l’impérialisme. Et il n’est pas exclu que la musique « traditionnelle » soit exploitée à des fins mercantiles. Un auteur cité dans ce livre déplore l’harmonisation d’une mélodie populaire par le contrechant du pouvoir, de la domination et du contrôle. Et de l’argent, cela va sans dire. Depuis quelque temps est apparue la question de la propriété des musiques utilisées de la sorte. Question épineuse, remarque Timothy Rice : à qui reconnaître la paternité d’une chanson rituelle composée par un jaguar il y a quelque deux cents ans ?
Il demeure vrai que la plupart des recherches s’appliquent à la musique dite « traditionnelle », « extra-occidentale », etc. Approche qui place l’Occident an centre du monde et marginalise tout le reste de l’humanité. Parallèlement à l’intérêt suscité par la musique de l’Autre, celui qu’un peuple manifeste pour sa propre musique a été encouragé par les nationalismes qui se sont développés à partir du XIXe siècle. De nombreux folkloristes ont ainsi recueilli des mélodies populaires, regardées comme une des expressions les plus authentiques de l’identité nationale. Bartók, en Hongrie, en est peut-être l’exemple le plus célèbre.
Réalisant, comme le relève Timothy Rice, que la vie moderne ne les avait pas attendus pour faire son entrée dans les cultures « locales » qu’ils étudiaient, les ethnomusicologues ont abandonné leur partition du monde en deux sphères. Issue de la « musicologie comparée », qui privilégiait l’analyse musicale, leur discipline s’est infléchie, d’autre part, vers de nouvelles questions : comment les membres d’un groupe conceptualisent la musique, quelle est leur attitude à son égard. L’anthropologue américain Christopher Waterman résume bien cette évolution : « L’objet irréductible de l’intérêt ethnomusicologique n’est pas la musique elle-même, une notion quelque peu animiste, mais les sujets humains historiquement situés qui perçoivent, apprennent, interprètent, évaluent, produisent et réagissent à la musique. »
S’il est une discipline qui réfute l’idée, répandue en Occident, que la musique n’a pas de signification au-delà d’elle-même, c’est bien l’ethnomusicologie. Les ethnomusicologues s’attachent à la musique comme expression sociale et comme culture. En ce domaine, c’est évidemment la diversité qui règne, jusque dans la définition du mot « musique » (dans le pays où l’auteur a mené ses recherches, la Bulgarie, le terme « muzika » ne renvoie qu’à la seule musique instrumentale). Un thème très présent depuis les années 1980 est celui du rôle joué par la musique dans la formation des identités individuelles et sociales (la salsa pour les Portoricains). Parfois, un changement politique conduit à ce que de nouvelles significations soient accolées à des formes musicales préexistantes. Par exemple, il y avait dans l’ancienne Yougoslavie un genre appelé « nouvelle musique populaire (une musique traditionnelle rénovée, en quelque sorte) ; avec la guerre des années 1990, ce genre éclata, les Serbes, les Croates et les Bosniaques l’accompagnant désormais avec les instruments typiques respectifs de leur musique. Devenu en Serbie le symbole d’un régime, il fut prisé des partisans de Milosevic et rejeté par ses adversaires.
Les ethnomusicologues se sont depuis longtemps intéressés au pouvoir que de nombreuses sociétés attribuent à la musique pour la guérison des maladies, en particulier de celles qui sont imputées à des causes surnaturelles. Depuis une quinzaine d’années, ils se sont occupés du rôle de la musique dans la résolution ou l’aggravation des conflits et de la violence. La musique est parfois employée « pour faire naître la terreur dans le cœur des dépossédés » (John O’Connell). Un des sujets les plus récents en ethnomusicologie est la relation musique/environnement, par le biais d’une « écologie acoustique ».
Selon l’auteur, c’est à l’influence du structuralisme de Lévi-Strauss qu’on peut rattacher l’idée que la musique est révélatrice d’autres formes et comportements culturels. Par exemple, la polyrythmie de la musique pour gamelan illustrerait la conception javanaise du temps, fondée sur un système de semaines ayant un nombre de jours variable. Ou bien encore une anthropologie interprétative peut « lire » dans la vie musicale de certains conservatoires l’expression d’un individualisme et d’un esprit de compétition forcenés.
Un mot sur la méthode ethnographique : les chercheurs réalisent leurs travaux en un lieu qu’ils appellent métaphoriquement le terrain. Leurs activités essentielles sont l’interview (pour connaître la « théorie musicale » d’une communauté, entendre le récit d’expériences musicales) ; l’observation/participation (que caractérisent à la fois, selon Rice, la distance et l’intimité) ; l’apprentissage du chant, des instruments, de la danse (pour acquérir une véritable « bi-musicalité ») ; tout le travail ultérieur, qui, aujourd’hui, ne consiste plus prioritairement à transcrire la musique, mais à effectuer une étude plus globale. Le travail de terrain a été critiqué par des représentants des « postcolonial and cultural studies » comme pouvant traduire la surveillance et l’hostilité. En réalité, rien n’est possible sans une coopération amicale.
Comment concilier cette pluralité d’angles et de musiques avec la définition universaliste dont nous étions partis ? Sans doute grâce à l’idée, à manier avec précaution, selon laquelle l’ethnomusicologie peut nous apprendre quelque chose de la nature de la musique. Il en va de la musique comme de toutes les grandes dimensions humaines : ce n’est pas son expression (son « langage ») qui est universelle, mais son existence même, son importance (de la même façon, il existe une préoccupation éthique universelle en même temps que des règles éthiques indéfiniment diverses). Dans cet ordre d’idée, le recours que fait l’ethnomusicologue Thomas Turino à la sémiotique de Peirce est séduisant. Pour Peirce, il y a trois types de signes : les symboles, les indices et les icônes. Les symboles (qui ont une signification déterminée : l’analyse musicale les utilise, comme le langage en général) nous éloignent, selon Turino, du cœur même de la musique, du prix que lui accordent les gens. Les indices (l’hymne national, la chanson de deux amoureux) et les icônes (le son de la flûte qui ressemble au chant d’un oiseau, une improvisation qui évoque la notion de liberté) nous font pénétrer, quant à eux, dans un domaine où les symboles n’abordent pas : celui de l’émotion et de l’expérience. La musique fait autre chose pour le genre humain que de créer de la signification stricto sensu ; c’est pourquoi nous avons besoin d’elle.
Ce n’est certes une démonstration qu’en apparence, mais c’est un point de vue intéressant parmi tous ceux qui n’ont cessé d’orienter l’ethnomusicologie vers ce qu’on peut appeler une « anthropologie musicale ».
Thierry Laisney
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