Wolfgang Rihm a été l’un des principaux tenants d’un courant que ses initiateurs ont appelé la « Nouvelle Simplicité ». Mais cette « étiquette » (il est probablement d’autant plus difficile de se débarrasser d’une étiquette qu’on se l’est soi-même attribuée) n’a pas tardé à lui peser : il voit désormais dans cette désignation « une tentative de castrer la liberté ». Rihm s’en prend à la manie de la dénomination, à la sempiternelle « recherche d’un chapeau dont on coiffera tout ce qui vagabonde tête nue ». Il considère que derrière les classements se profile la volonté de dominer, voire la haine. La classification jette « la suspicion sur l’acte d’imaginer, exactement comme le philistin qui tanne l’écrivain pour savoir s’il a vraiment tout inventé ».
Mais depuis que le langage musical a éclaté, c’est-à-dire depuis un siècle environ, il est difficile pour un compositeur de ne pas se réclamer ou se démarquer, à un moment ou un autre, d’une mouvance déterminée. Wolfgang Rihm rejette la tendance néoclassique, synonyme pour lui de cette régression qui consiste en l’absence de conflit, de tension. Il cite Confucius : « La tradition n’est pas la conservation des cendres mais la transmission des braises. » Ce qui est néoclassique décide toujours de l’être, alors que le classique « advient une fois qu’il est passé » ; et Mozart, défini après coup comme le parangon du classicisme, « transmet un ordre harmonieux à travers une prolifération sauvage, les déviations infimes, une articulation qui frappe par sa dissymétrie et une pensée non systématique ».
Parallèlement à l’écueil régressif, « vouloir être d’avant-garde ne trahit souvent qu’un esprit petit-bourgeois bien épais », et les désirs de table rase sont infantiles selon Wolfgang Rihm. Les œuvres néoclassiques et les œuvres d’avant-garde ont en commun « la distance prise comme point de départ et comme effet recherché ». De façon peut-être illusoire, Rihm pense que les compositeurs d’aujourd’hui n’ont pas à se référer à un quelconque système, qu’ils produiraient ou dont ils se dégageraient. La musique contemporaine n’est plus « l’exposé de la manière dont elle s’est constituée ». Dorénavant, dit-il en une formule heureuse, « la tonique est le compositeur lui-même » (allusion à la musique tonale, où la tonique – première note de la gamme – est le pôle d’attraction harmonique).
Wolfgang Rihm revendique l’appartenance à une tradition, « celle qui comprend l’art comme liberté, comme né de la liberté et s’engageant pour elle ». Contrairement à l’idée de nécessité qu’on leur attache souvent, les œuvres musicales et les œuvres d’art en général sont de bout en bout le fruit de la contingence et de la liberté. « Honneur aux artistes ! qui s’avancent dans l’arbitraire et laissent après eux la nécessité. » (1) L’œuvre n’est nécessaire que lorsqu’elle ne se présente plus à la perception, elle devient alors « le masque mortuaire de sa conception » (Walter Benjamin). Et cette conception, c’est aussi celle que l’auditeur réalise au fil de son écoute : « Grâce à notre oreille, nous pouvons nous immiscer dans un déroulement encore en gestation. »
Dans l’histoire de la musique, beaucoup de pièces reposent sur un développement ; Wolfgang Rihm se demande si cette construction « correspond à la manière dont est organisée notre vie, toujours orientée vers un but ». Parfois, la musique n’ose pas être elle-même, comme si elle demeurait prisonnière de la structure qui la régit. L’idéal de Rihm est celui d’une musique dont le caractère – par définition – non discontinu (2) transparaisse pour l’auditeur. Rares ceux qui y seraient parvenus : Beethoven, Schumann, Debussy, Schoenberg, Varèse. L’évolution de Beethoven l’aurait conduit vers une musique de l’instant. Pour Debussy, l’essentiel ne réside pas dans la forme, la mélodie ou quoi que ce soit de ce genre, mais « dans le mouvement propre du son » : sa musique « se renouvelle d’elle-même à chaque instant ».
La musique, donc, s’auto-engendre et cet aspect hermaphrodite suscite, selon Wolfgang Rihm, « un dégoût intellectuel et une angoisse atavique dans un imaginaire culturel qui divise bien proprement en masculin et en féminin, en plus et en moins », etc. « La musique est un art androgyne », elle s’oppose à tous les dualismes. Idée séduisante, dont l’auteur laisse à notre seule imagination les illustrations précises. L’affirmation suivante n’est pas beaucoup plus concrète mais tout aussi attirante : « Le simple fait qu’elle n’incarne en soi aucune valeur matérielle soustrait la musique d’une façon très curieuse à la sphère de ce qui est susceptible d’être négocié. »
Wolfgang Rihm consacre des développements très intéressants à la question du rapport texte/musique. Par la force de l’habitude, il nous paraît évident qu’un texte puisse être mis en musique ; mais qu’est-ce que cela signifie au fond ? Pour Rihm, en réalité, on ne peut rien mettre en musique : l’opération consistera à dissoudre le texte dans la musique. Mais le choix du texte, bien sûr, n’est pas indifférent, il doit posséder une aura particulière que la musique rendra audible. Ainsi, le texte n’est « plus qu’un matériau sonore et il participe en tant que tel au contexte musical dont il fait partie intégrante ». De la même façon, Pierre Boulez parlait d’un amalgame où le poème est à la fois centre et absence. Pour Rihm, le texte et la musique ne pourront s’associer que s’ils « s’enroulent […] comme des arabesques l’un autour de l’autre ».
« Je crois que la musique, au-delà de ses possibilités invocatoires, est l’expression première de celui qui appelle. »
- Paul Valéry, Cahiers II, Gallimard (Pléiade), 1974, p. 955.
- Pour Wolfgang Rihm, la musique ne connaît pas d’arrêt ni de « beaux passages ».
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