En prose ou en vers coupés, altérés, Cédric Demangeot livre dans Le Poudroiement des conclusions une lente interrogation sur le sens et le non-sens de la poésie.
Organisé en cinq parties de longueur inégale, le recueil restitue dans sa première section, « Lire dans le noir », un parcours de lecture composé de notes en prose, d’aphorismes, de courts poèmes en vers libres et de citations. Parmi les poètes actuels, il en distingue un particulièrement : « Rodrigue Marques de Souza est le seul homme de ma connaissance que je soupçonne d’être une sorte de poète à l’état pur. Il est des pieds à la tête la poésie (sa présence et son silence, sa violence et sa tendresse, son travail et sa grâce), au point qu’on peut dire : "la poésie, c’est lui". »
L’ambition du poète serait de « défaire notamment la pensée morte, la langue morte ». Les mots contenant un préfixe négatif (dé-, dis- ou in-) prolifèrent : défaire, défigurer, disparaître, dépulsion, dénouer… Cette poésie revendique un projet : dé-finir, comme l’avance un vers traduit de Leopoldo María Panero : « Le poème est fait pour dé-mourir », verbe repris dans le sous-titre de la dernière partie : « Notes pour dé-mourir ».
Ces bribes de textes proposent des arrêts de mort renouvelés : « Autant que défaire se peut. Par opération claire de disparaître. Au fond de la fissure du livre. Innocenté pour un instant. »
Les pistes pour défaire sont nombreuses ; elles contaminent le texte comme les silhouettes d’Ena Lindenbaur surgissent et se défont par tremblement des contours, par postures inconfortables (in-tenables). Nous, lecteurs, sommes constamment déplacés par la voix qui hante le livre entre les blancs nombreux et qui fait de nous le fantôme de ces pages, guetté par la mort depuis l’origine et pour qui la poésie, essentielle, ne posera aucune assise solide.
Certaines notes inclinent à entériner des constats terribles ou déroutants : « [t]ourner les pages d’un corps » dont on sait qu’il est mort. Les rapprochements phoniques et sémantiques entre mots d’une syllabe claquent ferme, le couperet ne cesse de tomber. Leur inaboutissement ou leur issue brutale ne nous sont jamais épargnés.
Jacques Dupin, très présent dans Poudroiement des conclusions, proclamait : « Il faut écrire il faut // rire / le poème est la trajectoire / de la vie vraie dans un corps mort1. » Commentant le vers déjà cité de Leopoldo María Panero, Cédric Demangeot affirme à propos de la poésie : « Ce qu’elle veut, c’est simplement "dé-mourir", autrement dit : l’absolument nécessaire et l’impossible. Et à la voir se taper la tête contre le mur en éclatant de rire, on comprend qu’elle ne marchandera pas à moins. »
Toute une chaîne, ponctuée de « il faut », inventorie les morts (des arbres, des animaux) qui s’enchaînent pour qu’un peu de vie, marquée toujours par ce contexte de disparition programmée, soit. C’est court et douloureux, ce moment.
Ma poésie je ne l’écris qu’à condition de savoir que rien ne peut la sauver.
Pas question cependant de pratiquer le nihilisme. La quête est celle d’une lumière dans le noir, même sans espoir. La langue, cet « outil à plusieurs tranchants », doit se déshabituer pour se rapprocher au mieux de ce qu’elle expose, jusqu’à confondre la page et la peau.
C’est un travail que de passer une vie à chercher le point de rencontre ou de rupture entre le corps et la pensée, entre l’organe et le poème, entre l’image de la douleur et sa réalité.
Paradoxe d’un sujet indissociable de ce qui est écrit et d’une parole condamnée d’avance : dire que tout meurt, inscrire ce principe de nos vies dans le poème.
Les ruptures se succèdent, préfigurant la destruction de tout, affirmée, revendiquée. Pour « souffrir sa fraîcheur à la ligne », il faut tout recommencer pour naître et mourir.
Un espoir : se dissoudre – avec l’Histoire dont on est l’étranger – dans le poudroiement des conclusions.
Sauvé parfois, un instant suspendu, à lire des poèmes, poudroiement de lumières, ceux des autres : Bénézet, Tsvetaeva, Viarre… comme autant de pistes, d'exceptions possibles, momentanées forcément, exclusives et laissées pour compte du vivant. « Ne parle pas la bouche pleine de mort », intime Demangeot. Sur le bord de dire, il se situe. Juste au moment du silence, forcément les vers seront coupés, les phrases sèches ou longues, parfois. Ce qui est tenté est raté. « Cap au pire », dirait Beckett.
Cela dit : le non-dit, le mal-dit, l’autrement-dit – n’ont pas dit leur dernier mot.
Désastre ontologique, en vivant nous mourons : le poème sur ce chantier (charnier) établit son presque silence, sa coupure, sa résilience impossible. « Pour écrire, il faut être capable de mourir de son vivant. » Dès lors qu’on écrit, pour ne pas occulter cela, on se livre à un combat perdu avec la langue comme avec notre corps. Avec notre corps de langue. Même si nous savons que ces notes et poèmes ne sont que les « petits restes tristes de la vie inachevée ».
Écrire, c’est « découdre » pour approcher la vérité :
La rupture
est irréparable. Elle
est lumineuse. Il
faut aimer cette clarté, l’
approfondir. Il
faut aggraver la rupture.
La clarté vient de la faille. Joë Bousquet, paralysé à la suite d’une grave blessure reçue au combat en 1918, écrivait : « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner.2 » Gilles Deleuze, qui a plusieurs fois commenté cette phrase, considérait que « les singularités ou les éléments constitutifs d’une vie coexistent avec les accidents de la vie correspondante, mais ne se groupent ni ne se divisent de la même façon » et que la blessure est d’abord « un pur virtuel sur le plan d’immanence qui nous entraîne dans une vie3. »
On dirait que les poètes véritables, en nombre réduit pour Cédric Demangeot, peuvent tenir la vie, la nôtre, pour nous. Non la retenir. Ils fixent nos entailles et nos fractures, nos déchirures et notre effacement.
La poésie a toujours (depuis toujours) le dernier mot. Mais elle ne le prononce pas. Elle le retient depuis toujours : voici (pour commencer) une définition (définitive) de la poésie.
De la retenue paradoxale, Cédric Demangeot fait une poétique, celle d’« une tendresse rehaussée d’effondrements ». En lisant, nous butons sur tout ce qui n’est pas dit.
1. Jacques Dupin, Le Grésil (P.O.L., 1996).
2. Joë Bousquet, Les Capitales (1955, Deyrolle, 1996).
3. Gilles Deleuze, « L’immanence : une vie » (1995) in Deux régimes de fous et autres textes (Minuit, 2003).
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