Rien n’avait préparé John Ronald Reuel Tolkien, né en 1892 à Bloemfontein, capitale de l’État libre d’Orange mais arrivé avec sa mère à Birmingham dès l’âge de trois ans parce qu’il ne supportait pas le climat trop chaud de l'Afrique du Sud, à devenir en 1916 officier des transmissions sur le front de la Somme. De santé fragile, très tôt orphelin (son père meurt en 1896, sa mère en 1904), il fut bien à Oxford capitaine d’une équipe de rugby mais ses goûts le portaient moins vers l’action que vers l’étude et même l’érudition la plus spécialisée, celle qui sépare des autres et fait les rats de bibliothèque.
À Oxford, il se détourne très vite des matières classiques, le latin et le grec, trop scolaires et trop rationnels, pour se lancer dans des recherches linguistiques ardues dans deux domaines aussi difficiles l’un que l’autre mais non connexes, le vieux saxon et le celtique d’une part, langues indo-européennes, les idiomes de l’extrême Nord d’autre part, langues finno-ougriennes sans rapport aucun même avec celles de la Scandinavie.
Il existait alors à Oxford et à Cambridge une tradition martiale et nombreux furent les étudiants qui, au moment où le maréchal Kitchener, vainqueur des Boers, mit en place, dès août 1914, une véritable propagande auprès des jeunes gens de l’élite pour qu’ils fassent acte de volontariat et deviennent les cadres de l’armée anglaise en voie de massification, s'engagèrent comme officiers et partirent pour la France, sinon gaîment, du moins poussés par un sentiment aristocratique du devoir.
Mais Tolkien n'était pas fils de hobereau, à la différence de tant de ses camarades, il n’était ni riche ni titré et, comme son frère Hilary, de deux ans son cadet, il ne subsistait que grâce à des bourses et à la générosité, limitée, de son tuteur, le père François Morgan, prêtre de l’Oratoire de Birmingham. Car, autre singularité et de taille, sa mère Mabel s’était convertie au catholicisme, entraînant dans cette foi et cette voie si peu anglaises ses deux fils, qui y restèrent fidèles toute leur vie. Ah ! les intellectuels catholiques anglais, de drôles de marginaux, n’est-ce pas, Alfred Hitchcock ?
Le brillant étudiant n’avait donc aucune appétence à jouer collectif, mais son ascendant réel, sa culture approfondie en des matières peu défrichées, et néanmoins sa capacité à nouer des amitiés durables, faisaient de lui une sorte de leader naturel du groupe de quatre oxoniens amateurs de livres, d’énigmes et de féerie qui prit le nom de Tea Club and Barrovian Society (TCBS), un club très restreint se réunissant dans un salon de thé et composé, outre Tolkien, d’un musicien, Frederick Wiseman, d’un poète, Geoffrey Smith, d’un dessinateur, Robert Gilson. Sans négliger les beuveries et ripailles – ils n’étaient pas puritains, même Wiseman l’abstinent, dont le père, pasteur, venait d’être élu en 1913 secrétaire au département des missions de l'Eglise méthodiste wesleyenne, Wiseman qui formait avec Tolkien le sous-ensemble des Grands Frères Jumeaux -, ces quatre mousquetaires de l'esprit discutaient éperdument de la décadence de l'Angleterre moderne, ne rêvaient à rien de moins qu'à la rebâtir sur des bases éthiques, bref se conduisaient en adolescents idéalistes et chimériques.
Ils voulaient tous devenir des artistes, et échangeaient leurs productions, surtout des poèmes, et là aussi Tolkien prit d’emblée une énorme avance. La vocation d’inventeur de sociétés, de géographies et d’abord de langues solidement étayées sur des règles philologiquement impeccables, l’occupait en effet dès ces années de formation, pourtant également envahies, très en avance sur ses plus proches amis, par la découverte du premier amour, qui allait être, par une autre singularité notable, le grand amour, l’unique amour de toute une vie. Elle s’appelait Edith Bratt, avait dix-neuf ans, trois de plus que son soupirant, était fort jolie, bonne danseuse et meilleure pianiste, fiancée d'ailleurs, mais Tolkien parvint à la faire rompre ce qu’on appelait à l'époque des « engagements ». Bien que le tuteur de John Ronald lui eût interdit même d’approcher la demoiselle et de lui parler (il s’en fallait de cinq ans qu’il fût majeur), et bien que le jeune homme pieux eût accepté cet ordre, Edith prit si bien possession de ses pensées pendant les années suivantes qu’en 1913 (il a alors vingt et un an et s'affranchit aussotôt du tutorat), les fidèles amoureux se fiancent, puis se marient le 22 mars 1916 (Edith s’est convertie au catholicisme en 1914), deux mois avant que John Ronald ne s’embarque enfin pour la guerre - il a fait traîner les choses aussi longtemps qu’il a pu – le 4 juin 1916.
Concernant cet engagement retardé du plus pacifique des mousquetaires, l'analyse du biographe devient vraiment neuve. Pourquoi l’écrivain en herbe, enfoncé jusqu’au cou dans le monde féerique où il se complaisait ( son premier poème publié, en 1915, est si coupé de l’actualité qu’il met en scène la danse charmante des Gobelins, qui ne sont pas encore devenus les crétins sanguinaires qu'ils seront dans le Hobbit, à la veille du second conflit mondial), fut-il le dernier des quatre piliers du TCBS à répondre au patriotique appel de l’énergique Kitchener ? Ce n’est en effet pas seulement l’amour qui l’a retenu sur la pente d’une affaire dont, dans l’état d’impréparation de ces engagés juvéniles – jusque-là l’armée anglaise n’était qu’une petite armée de métier –, toute une génération, et notamment son élite intellectuelle, allait supporter le poids écrasant.
Pour la Grande-Bretagne, le conflit se résume à une effroyable et stupide boucherie et le pays se vide de son sang. Avant l’instauration de la conscription en mai 1916 et après la destruction presque complète, dès le 27 août 1914, du corps expéditionnaire de 120 000 hommes sacrifiés lors de la bataille de la Marne, des vagues successives de volontaires se brisent sur les mitrailleuses allemandes en Champagne (1915) et sur la Somme (1916). Si Tolkien a attendu jusqu’à cette dernière offensive alliée (juillet 1916), qui sera un nouveau désastre pour les combattants anglais, alors que Smith était en France depuis le 21 novembre 1915, Wiseman sur son navire au large de l’Écosse depuis le 2 janvier 1916, Gilson en route vers la Somme depuis le 8 janvier de la même année, c’est sans doute parce qu’il avait le tempérament le moins guerrier des quatre. Mais comment négliger le fait que sa famille était d’origine allemande, qu’il se sentait de culture saxonne et n’éprouvait ni affinité, ni sympathie, pour les Français, héritiers d’une civilisation gréco-romaine qu’il avait rejetée afin de s'immerger tout entier dans le climat de féerie issu des vieilles mythologies nordiques ?
L’univers des fées, des elfes, des nains, celui de Peter Pan, des romans arthuriens, des fresques historiques de William Morris, toute cette fantasmagorie que nous aurions tendance à réserver à l’enfance imprégnait en fait les rêves de ces oxoniens déjà adultes. Mais seul Tolkien saura la « revisiter » avec un mélange étrange de ferveur quasi mystique et de sérieux hyper-rationnel, tout en abordant ce tissu fantasmatique en proie au même enthousiasme qu’il mettait, dès l’adolescence, à nouer entre eux les fils des plus anciennes épopées.
Ses premiers poèmes, reproduits et commentés dans ce livre, n’ont affaire qu’à ce donné littéraire dont la splendeur désuète l’isolait dans un imaginaire archaïsant, une sorte de ghetto érudit où les luttes s'apprêtant à déchirer l'Europe réelle avaient peu de place consciente. Ce qui lui manquait alors, c’est le sens du contact avec l’humanité moyenne, ce que Rimbaud appelle, dans Une saison en enfer, « la réalité rugueuse à étreindre ».
Or cette saison infernale, Tolkien, en rejoignant le 28 juin 1916 dans la Somme le 11e Lancashire Fusiliers qui sera littéralement décimé dans la boue des tranchées, va la vivre durant quatre mois pleins. Outre l’expérience affreuse de la peur, du mal omniprésent, du deuil, car c’est dans ce cloaque qu’il apprendra la mort de Gilson le 17 juillet, avant d’être rapatrié sanitaire le 8 novembre, c’est dans la Somme qu’il partagera le sort des sans-grade, du « petit peuple » innocemment héroïque qu’il va chanter à l’orée de la Seconde Guerre mondiale dans le Hobbit, écrit pour ses quatre enfants en 1933, son premier chef-d’œuvre. Mais en attendant, le 3 décembre, Smith, le gracieux poète, tombe à son tour à Warlincourt-lès-Pas. Le quatuor est réduit à un duo.
Quant à l’ample poème lyrique débordant d’une générosité humaniste dépourvue de toute mièvrerie qu’est Le Seigneur des anneaux, John Garth montre très bien que son thème central, celui de la lutte métaphorique du Bien et du Mal, se trouve en germe dans l'épreuve de la guerre où Tolikien est entré à reculons. Dans le foisonnement apparemment disparate des essais d’un tout jeune homme (vingt-quatre ans) que la fièvre des tranchées et une pénible convalescence de deux ans émaillée de rechutes douloureuses sauvèrent d’une disparition programmée, il dessine sa propre « faërie », essaye de mener à bien le Livre des contes perdus. En élaborant le continent rêvé, délivré de l’horreur, redevenu paisible, il exorcise la mort.
Seule l’âpreté désespérée du combat en première ligne avait pu l’empêcher d’écrire. Rentré au bercail, non réformé mais affecté à la garde des côtes à titre provisoire – sa santé défaillante rendra heureusement ce provisoire définitif -, il retourne à l'insolite jeu de construction, par fragments qui ne se souderont que plus tard, de cette « Terre du Milieu » si chère, qui est sans doute l’Angleterre entre Scandinavie et Islande, à la lecture des chevauchées funèbres et fantasques du Kalevala de Carélie finoise, vieilles sagas runiques qui l’enchantent. Jamais plus il n’abandonnera la construction exaltée de son rêve. Tolkien est un bâtisseur obstiné, même s’il laisse beaucoup de ses chantiers en panne.
Chez le même éditeur (Christian Bourgois), on pourra lire, à l'aide des savantes explications du fils, Christopher Tolkien (né en 1924), La Chute d’Arthur (2013, 250 p., 17 €), écrit en anglais moderne dont l’édition bilingue (admirable traduction de Christine Laferrière en regard), moyennant un petit effort d’adaptation du lecteur à l’ordre syntaxique des mots, permet d’apprécier la très haute teneur poétique. Écrite sans doute vers 1925, cette interprétation libre et personnelle d’un épisode essentiel de la « matière de Bretagne » est digne, dans le registre le plus sombre, des chansons de Tom Bombadil dans celui de la fantaisie elfique. Amateurs du magicien Tolkien, ne pas s’abstenir.
Maurice Mourier
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