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Emaz et la mort

Les éditions Unes ont eu la bonne idée de réunir quelques-uns des derniers ensembles poétiques d’Antoine Emaz, l’un des écrivains majeurs de sa génération, qui s’est éteint l’année dernière, et c’est particulièrement émouvant…
Antoine Emaz
Personne
(Unes)
Les éditions Unes ont eu la bonne idée de réunir quelques-uns des derniers ensembles poétiques d’Antoine Emaz, l’un des écrivains majeurs de sa génération, qui s’est éteint l’année dernière, et c’est particulièrement émouvant…

Antoine Emaz, né en 1955, commence par publier au milieu des années quatre-vingts une poésie marquée par Pierre Reverdy - impersonnelle, caractérisée par des formulations à l’infinitif atemporelles, une absence de la première personne censée liquider l’épanchement autobiographique, la tentation lyrique. Ses poèmes souvent brefs, ses vers courts semblent gagnés par le blanc et le silence. Pourtant l’auteur a publié à un rythme relativement soutenu et régulier, souvent chez ceux qu’on appelle injustement les « petits éditeurs » parce qu’ils n’ont pas de gros moyens financiers, mais qui font un formidable travail d’amoureux des beaux textes. C’est le cas pour certains des cinq ensembles recueillis dans Personne. Ils ont initialement paru, pour deux d’entre eux, aux éditions Unes, pour deux autres chez Centrifuges, alors que le dernier se trouvait dans une anthologie du Castor astral et ce sont tout sauf des fonds de tiroirs.

On retrouve dans ce nouveau livre cette poétique de l’effacement grammatical du locuteur que l’on connaît bien chez ce poète, mais qui prend ici un sens particulier. L’écrivain Ludovic Degroote, dans sa préface fine et attentive, souligne à juste titre qu’à part dans un vers ou deux, on ne trouve nulle trace de la maladie qui allait emporter le poète, à peine une évocation au corps comme « mécanique d’être qui grippe un peu / cahote / ne va plus de soi. » Car les textes qui composent Personne, écrits dans les parages du bien nommé Limite (Tarabuste, 2016), saisissant recueil de l’auteur parmi les derniers publiés de son vivant, ne font que sonder à leur manière, sans y faire directement allusion, la question de la fin, de la limite de la vie, de la fin d’un « je » si l’on veut, mais qui n’a d’intérêt qu’agrégé aux autres, aux « on ». Et de fait, Antoine Emaz réussit ce tour de force de ne pas donner l’impression de parler de lui au moment même où il fait cette expérience si singulière de sa mort annoncée, et qui avance. Ce silence qu’il maintient sur sa situation personnelle participe d’un désir d’atteindre les autres, de parler à tous, pour tous, mais il sait aussi que nous sommes toujours tout seuls : « on est seul à passer / vraiment / seul à traverser / couper dans l’espace. » Relatant dans Plaie (Tarabuste, 2009) une blessure et sa difficile guérison, il notait dans les dernières pages que « les grandes pompes l’épopée / on s’en passe. » Et c’est le même ton qui est le sien dans les strophes de Personne, un ton qui évite le pathétique, l’héroïque, un ton calme, simplement humain.

Si ce qui le ronge à l’intérieur est très pudiquement tu, l’extérieur s’avère présent, insistant, dans ses poèmes. Les lieux où il vit, Angers dans l’année, Pornichet pour les vacances, ne sont pas précisés mais ils sont là, quintessenciés. C’est simplement un mur, peut-être celui de son jardin, pour signifier notre solitude commune (« chaque un ») et nos échecs : « au bout du seul / chaque un / plié // jusqu’à voir personne / dedans comme en face / dans le mur ». Il est possible d’entendre dans ce poème cité ici in extenso que nous allons, chacun à son rythme, mais tous, « droit dans le mur », selon l’expression consacrée, le mur de la solitude sociale et de la vacuité intime. C’est aussi une branche d’acacia rendant visible le passage de l’air (« Vent ») ou du linge qui sèche en « Plein air », selon le titre de la dernière partie, dans le vent toujours et le bleu du ciel, qui manifestent sans doute le besoin non-dit du poète de respirer encore… D’autres fois, c’est l’étendue d’une plage, le sable, les vagues. Il y a une attention particulière au monde chez cet écrivain, attention qui lui permet de n’accueillir d’un lieu que ce qu’il a d’essentiel et de l’intérioriser : « revenir seulement aux vagues / leur calme lancinant fatigué / à marée basse / leur énergie qui se replie » (in « Passants »). La plage devient rapidement plage de temps, plage de mémoire, sorte de sablier naturel en somme dans « Un lieu, loin, ici » avec les vagues et le vent qui bien souvent effacent les traces de la vie (il y a une évidente attirance dans cet ensemble, entre autres, pour les mots usant, fréquemment à l’initiale, de la lettre « v » qui laisse passer l’air, filer le temps, comme « vent », « vibre », « vague », « vide », « vie »…).

Ce qui étonne dans ces poèmes comme dans le reste de l’œuvre d’Antoine Emaz, c’est le refus de la consolation religieuse, du discours eschatologique. Il s’en défie tellement qu’il s’en tient exclusivement à un vocabulaire simple, élémentaire, volontiers monosyllabique, très inusuel sur ce sujet. Ce qui n’exclut pas les références cultivées (on relève entre guillemets quatre citations de Baudelaire, par exemple) ni l’humour quand il veut dénoncer la vanité de vouloir être unique au moyen du meuglement : « j’euh / et tous à l’intérieur d’aboyer / moi moi moi / bêtes dans leur peur d’être / oubliées ». Cela pourrait être une méditation sur l’être et le non-être chez Parménide par exemple, ou de quelque autre penseur présocratique, mais il s’agit juste de fustiger drôlement la prétention individualiste, le désir d’être singulier, original. Vouloir être original est une intention très répandue aujourd’hui, c’est même un souci moutonnier, mais que le poète arrive à nous faire sentir ici sans grand sermon, sans longue démonstration, par la seule grâce d’un jeu de mots. Dans le même ordre d’idées, mourir n’est pas une tragédie, selon lui : « ce qui a disparu / n’est pas oublié ou perdu / à peine parti plus loin / dans la langue et la tête […] après / ce sera vraiment fini. » Ce n’est pas une tragédie, tout simplement parce qu’on ne sait pas ce que c’est : « on ne sait plus // sans avoir peur » : c’est cette peur de la mort qui est sans doute à l’origine de beaucoup de nos mythes et croyances, écrit Antoine Emaz, c’est et c’est tout. Rarement la disparition d’un individu aura été dite en des termes aussi sobres, à hauteur d’homme, comme ici.

François Heusbourg, l’éditeur du présent ouvrage, a su donner au volume une cohérence remarquable. Il a eu la bonne idée d’organiser ces textes selon un ordre qui n’est pas chronologique, mais somme toute logique : cela permet de passer du mur du premier ensemble au vent, des vagues que l’on voit dans ceux du milieu à l’arbre de la dernière partie, du sable à l’air, pour que cette méditation poétique débouche, à l’air libre justement, dans le bleu vide du ciel. Car à la fin, que reste-t-il du passage de cet homme nommé Emaz sur la terre, que reste-t-il du vent dans les arbres dont il nous parle, des mouvements d’air dans ces draps qui sèchent, « lessivés » eux aussi, dans ce « lin seul » blanc comme un linceul, un suaire, sinon le bruit des mots froissés par le travail poétique, « tressés tissés de souffle » et qui finiront peut-être, en passant par le textile, par devenir texte, car « cela va sans dire » ?

Thierry Romagné

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