Le livre comporte deux suites de poèmes constitués de rectangles sans points ni majuscules. Cette parole qui se risque à découvert est un flux généralement cadencé, qui parfois s’élargit et ralentit.
Au départ, l’exploration, à partir de nous-mêmes, du monde proche : on touche, on regarde, on écoute, guettant les obstacles et les épreuves. Ce « on » ou « nous » correspond au destin commun :
d’où on part, rasant les murs au fond de soi […] du vide et on y va ; plusieurs, le sommes-nous ? à passer, ça aiderait
Dents serrées, les groupes de mots entre points-virgules étirent la phrase, construisent une durée heurtée. Les êtres aperçus, menaces potentielles, ne sont pas encore nommés. Le philosophe François Chirpaz, dont une phrase est ici reprise en épigraphe, met en évidence la difficile et dangereuse bataille de l’humanité contre des forces de domination et d’humiliation. Ce visage inhumain qu’il évoque peut être aussi le nôtre : « Il suffit de peu pour tuer un homme, comme il suffit de peu pour tuer, dans un homme, le sens de son humanité.1 » Le même philosophe propose le poème comme lieu où la parole véritablement humaine peut s’entendre, toujours unique et vulnérable : « L’incessant de la parole est inséparable de la fragilité de l’homme et de l’humain dans l’homme.2 »
Que ce soit « là-bas », « au troisième » ou « dans son angle », la localisation comprend les limites ou la projection de ce qui n’est pas l’ailleurs, mais une menace indéfinie qui pèse. Tout s’écrit à souffle court, sans début ni fin. L’effort pour dire révèle celui de vivre à l’encontre, à force d’en découdre pour ne pas suivre une route langagière commune.
le soir plombe ses barreaux alentour, derrière on a froid, on besogne à tailler des phrases dans du préfabriqué, mal fichues, gourmées
Les propositions ne s’enchâssent pas par la subordination, elles sont juxtaposées sans s’articuler, dans des efforts multiples pour s’en sortir :
– pour seul effet, une meurtrissure au cœur plus aigre encore
Mais la lutte est inégale, les forces mises dans la bataille comme dans les phrases se heurtent au réel et à ses contours rudes.
Des dysfonctionnements syntaxiques sapent la langue toute faite : « pourquoi on se bat terrible […] ? ». Interrogation sans inversion du sujet, adjectif employé comme adverbe. Les répétitions, l’adverbe interrogatif ressassé, sont une rengaine de l’imparable. Cette langue, propre à Mary-Laure Zoss, révèle une fraternité fondée sur la dissemblance et la marge3, contre la norme, dans une révolte que la parole du poème incarne :
plus tard hantés dans un demi-sommeil, on tambourine à deux poings sur le furieux carillon de nos hargnes butées
Si les questions restent sans réponse, c’est que tout espoir n’est pas perdu : « se parler, oui, se peut-il qu’on y arrive ? ».Portant la parole des « obstinés » et des « laborieux », le poème parvient à « redonner figure à ce qui gît là », arbres abattus dans la montagne comme humanité bafouée.
nous les esquintés, les frileux de l’angle nord à la langue gorgée de vinaigre, sera-t-on assez hardis à compter de ce jour pour nous aventurer sans défense, laisser voir nos blessures ouvertes ?
Le secret, s’il en est un, c’est d’accepter le risque de montrer son vrai visage humain.
1. François Chirpaz, Parole risquée (Klincksieck, 1989).
2. Ibid.
3. Cf. notre article publié dans le n°1170 (1er avril 2017) de Quinzaines à propos du livre précédent de Mary-Laure Zoss, Ceux-là qu’on maudit (Fario, 2016).
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)