En 2007, António Lobo Antunes subit les atteintes d’un cancer. Il passe une quinzaine de jours à l’hôpital. C’est terriblement banal, ça arrive à un tas de gens. Comme tout le monde, il a peur, s’angoisse, se réfugie en lui-même tout en se pliant au rituel hospitalier qui règle sa vie. Il s’effraie que « des cellules pourries dans l’intestin » l’envahissent peu à peu, que son corps vive « l’approche de la douleur en flux et reflux laissant derrière elle en se retirant d’autres douleurs qu’il croyait oubliées », comme dans un cycle sans fin. Il semble se laisser avaler par « le mot cancer et avec le mot cancer des images incohérentes » qui le traversent. La maladie réduit la réalité à sa manifestation immédiate : « la seule vérité c’était la bogue qui se dilatait et lui d’évaluer les zones qu’elle envahissait l’une après l’autre ».
Réduction, réclusion, dilution. Chaque jour, il raconte ce qu’on lui fait, ce que disent les médecins et les infirmiers, les soins indolores ou non, les bruits des appareils, leurs langages étranges. Chaque jour, les gestes, les sensations, la matérialité de la maladie. Antunes ne verse pas dans la complaisance ou l’exhibitionnisme. Au contraire, il s’intéresse à ce qui n’est pas ce qu’il décrit, à ce qui va au-delà de son présent. Au gré de la douleur et de l’inquiétude de n’être plus, tantôt « il entrait et sortait de son corps dans une vapeur de souvenirs tronqués », tantôt il lui semble avoir « inventé cette maladie qui à son tour m’invente comme elle invente l’hôpital, les médecins et l’idée extravagante de mourir ». Le livre devient le lieu où se recoupent passé et présent, où les voix surgissent de l’enfance, où des scènes se rejouent dans la mémoire bouleversée, comme autant de luttes minuscules et éperdues qui tentent de remédier à la hantise de la mort, la terreur de « devenir un portrait encadré d’un soupir ».
Le malade, ce « M. Antunes du lit numéro onze », ce « clown cancéreux », ne se suffit plus à lui-même ; tous ceux qui ne sont plus et qui semblent devoir le traverser sans cesse le débordent. Son identité semble se dissoudre, « le nom qu’il croyait être le sien celui d’un étranger, le corps qu’il pensait posséder celui d’un autre, il n’était pas là », et les discours des autres s’y incorporent jusqu’à devenir « chaque partie de lui un langage différent et tous incompréhensibles pour lui, le fait d’être si nombreux à lui seul le stupéfiait, comment tant de frénésie peut-elle tenir dans un même corps et comment parviennent-ils à habiter un espace si exigu, quelle était la voix de la maladie qu’il n’arrivait pas à découvrir, il s’efforçait de concevoir sa mort sans parvenir à imaginer ce qu’il sentirait ». La menace de la mort renvoie à un avant qui ne se pense plus comme du passé, le temps s’aplanit, les paroles s’entrecroisent, tout devient équivalent.
Cette égalité permet de survivre. Elle met la réalité en désordre, invente une distance. L’écrivain, surplombé par « l’oiseau de sa peur », doit parvenir à s’épancher tout en maintenant une tension qui objective ce qu’il vit. Parler de soi est atrocement inconfortable. Antunes n’avait jamais accepté de le faire avec une telle clarté – même s’il a laissé ses filles publier ses Lettres de la guerre, introduit dans ses romans ou ses chroniques des épisodes de sa vie, depuis la guerre jusqu’au suicide de la jeune fille dans Mon nom est légion, ou encore dans son dernier roman –, dans une démarche ouvertement autobiographique. Cependant, il maintient le lecteur à une distance frappante. Tout le livre est raconté avec une certaine objectivité, à la troisième personne, comme s’il ne fallait pas confier à sa voix propre le récit de soi-même. Le malade est un personnage, simplement. Et pourtant tout le livre semble porté par un locuteur extrêmement proche et présent, qui surgit pour reprendre à son compte l’expérience d’un autre qui la lui confie par-delà le temps.
Chaque chapitre reprend un événement qui rappelle la mort omniprésente : un enterrement, l’agonie du grand-père, la mort d’un chat… Et à partir de cette coïncidence se déploie toute la matière du passé qui ne se livre que dans le désordre des sentiments, des mêmes paroles indéfiniment répétées. Le récit obéit à une loi du souvenir suscité et qui ne peut plus se contrôler. Antunes le dit très naïvement : « ce que c’est intrigant la mémoire ». L’homme souffrant est le reflet de l’enfant qu’il a été, comme si s’opérait une confusion entre ces deux états fragiles, entre le mourant qui apprivoise le temps de la fin et le gamin qui découvre la vie – d’un côté « António Antunes », « M. Antunes », de l’autre « Antoninho ». L’écrivain invente ce qui noue le passé et le présent, le féminin et le masculin, le vivant et le mort.
Le procédé va plus loin. L’équivalence ne se limite pas au dédoublement de l’être mais abolit l’existence des objets et du monde, les réinventant dans une intériorité qui les redimensionne. Les choses, les animaux, les lieux, semblent flotter, animés en quelque sorte, dans l’espace illimité de la mémoire. Et l’auteur les assemble, leur associe des images qui les rendent plus vrais en les libérant des contraintes du monde physique. Le livre, le journal qui n’en est pas un, offre une résistance, un pouvoir de n’être pas. Au bord des fleuves qui vont devient alors un espace dans lequel « d’autres cubes, d’autres pyramides, d’autres sphères lui entravant la vie » s’annulent, puisqu’ils sont « l’illusion que des voix et pas de voix, que des présences et pas de présences », que tout peut être en n’étant pas, que la présence et l’absence, que la forme et l’informe, se valent, que rien n’est finalement impossible, que rien n’est vraiment comme on pense.
Là sans doute se loge la grande puissance de ce livre, dans les possibles qu’il ouvre, dans la stupéfiante justification d’une langue, dans la réflexion sur ce qu’on peut exprimer de soi, de l’intime, dans la lucidité fascinante d’un homme qui se confronte au dédale de son écriture, aux formes qu’il a élues. C’est probablement dans ce moment de plénitude esthétique que l’écrivain « a cru voir le visage qui manquait, pas celui d’Antoninho ni celui de M. Antunes, celui dont il avait besoin pour guérir et s’en aller ».
[ Extrait ]
Des formes, des formes. Des formes qui allaient, venaient et s’en allaient de nouveau, se superposaient et s’éloignaient, tournaient lentement ou s’élevaient avant de retomber d’un coup, elles semblaient se préciser et au lieu de se préciser se dissolvaient, l’illusion que des voix et pas de voix, que des présences et pas de présences, celle de sa mère par exemple qui y compris pendant son sommeil écoutait la queue du chat Tu entends la queue du chat qui remue ? et lui entre des coupelles en porcelaine, pas des coupelles, des tasses qui vibraient, la queue du chat a remué à grand bruit puis s’est immobilisée, sa mère Je n’entends plus rien maintenant il tentait de donner un nom aux formes mais ne trouvait pas de nom, il était et n’était pas éveillé comme lorsqu’on croit comprendre le sens du monde qui à l’instant même où on le comprend nous file entre les doigts, le chat à qui venait des yeux après avoir bâillé, des formes, il ne sentait rien, il ne pensait à rien, il assistait, des formes de mots aussi, des formes de bruits, une ampoule s’allumant et s’éteignant et d’autres formes d’ampoules, de saveurs, d’odeurs, il n’avait pas de corps, il était une forme parmi d’autres formes, un cube, une pyramide, une sphère parmi d’autres cubes, d’autres pyramides et d’autres sphères, il était une pâleur de fenêtre qui se matérialisait peu à peu.
Hugo Pradelle
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