Norbert Czarny : Vous recevez un prix Ulysse dont le seul nom est une indication. Que représente pour vous cette figure mythique ?
Erri De Luca : Un vagabond nécessaire. Il accomplit une belle deuxième partie de vie pour un homme de guerre.
N. C. : S’il est un espace qui compte dans vos récits, dans vos essais, c’est la Méditerranée : Naples et ses îles, mais pas seulement…
E. D. L. : C’est d’abord passer trois mois, chaque année, sur une île, celle d’Ischia alors que pendant neuf mois je vivais dans une ruelle sans lumière et sans air. L’île est le sol de la liberté. Le premier geste consistait à se déchausser, le deuxième à changer de peau. Je perdais ma peau d’urbain au prix de quelques petites souffrances. Il fallait que je brûle cette première peau pour qu’une deuxième vienne. Mais alors, je me sentais autre.
N. C. : Quelle place l’histoire du XXe siècle a-t- elle dans votre œuvre ?
E. D. L. : Je suis né au milieu du siècle mais celui-ci était si « engageant » qu’il m’a transmis l’essentiel : c’est le siècle des révolutions, des déplacements massifs de population, de la destruction en grand nombre d’êtres humains. Ces événements géants passaient pour moi à travers la voix des parents et des proches. L’ouïe donne son format à l’Histoire. À travers le récit oral, je voyais, je sentais, je goûtais. L’ouïe est selon moi l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Et je me sens infecté par la moitié du siècle que je n’ai pas vécue. Ma vie est une espèce de réponse.
N. C. : Les langues jouent un rôle particulier dans votre vie et votre œuvre. À commencer par le napolitain et l’italien (dans cet ordre). Commençons par l’italien.
E. D. L. : C’est la langue de mon père, celle qu’il parlait, à voix basse. Elle est de ce fait le contraire du napolitain, qu’on entend fort. Mon père était un lecteur passionné. Ma chambre était remplie de ses livres et c’est avec eux que j’ai commencé, pas par des lectures enfantines. C’était en italien.
N. C. : Votre première langue, c’est le napolitain.
E. D. L. : C’est la langue mère.
N. C. : Et vous faites des rapprochements avec le yiddish, notamment dans un récit qui s’intitule « Montedidio », dans lequel Rafaniello, Juif d’Europe centrale, vit à Naples.
E. D. L. : Le napolitain et le yiddish ont plus d’un point commun : ce sont des langues parlées par des gens confinés en grand nombre dans un espace restreint : les « bassi » et le shtetl se ressemblent. Ce sont des langues qui se parlent avec des mots brefs, pour communiquer rapidement. Avec des gestes pour se faire comprendre. Ce sont des langues de marché, de théâtre, des langues qui disent les superstitions. Et puis les Napolitains comme les Juifs ont vécu les exils, emprunté les mêmes navires, à fond de cale. La différence était que nous partions de chez nous alors que les Juifs avaient dû souvent se déplacer et qu’ils en avaient donc l’habitude. Nous étions expulsés de chez nous par la misère et la violence, comme eux par la haine et la misère.
N. C. : Vous travaillez à des traductions du yiddish, les frères Singer…
E. D. L. : Je traduis le dernier chapitre de La Famille Moskat d’Isaac Bashevis Singer. L’auteur avait dû raccourcir ce chapitre pour l’édition américaine et j’ai retrouvé l’édition intégrale. Elle raconte les bombardements allemands sur Varsovie en 1939. Mais la partie inédite, dans toutes les éditions internationales, raconte la célébration de Roch Hachana, le Nouvel An juif, par des Hassidim, sous les bombes, dans des « shtibl », des chambres ou salons tout petits, par deux groupes distincts. D’Israël Joshua Singer, je traduis La Gare de Bakhmatch. C’est un épisode de la guerre entre les Polonais et l’Armée rouge, en 1920. Singer, et Isaac Babel, avec Cavalerie rouge, m’ont amené à sentir la Révolution de 1917 et ses suites. Babel m’a aussi fait entrer à Odessa, ville que j’aurais aimé connaître à cette époque. C’est là qu’un Napolitain a composé O sole mio…
N. C. : L’hébreu est l’autre langue qui vous accompagne, au sens propre du mot puisque vous voyagez toujours avec un texte dans cette langue, et notamment les Psaumes.
E. D. L. : J’ai découvert cette langue alors que je n’avais aucun livre chez moi. Je me suis d’abord procuré une Bible en italien. Puis je suis entré par les livres de grammaire et par le lexique. J’y suis entré comme un cambrioleur qui pénètre de nuit dans un lieu. Furtivement. Dès la première ligne, j’ai perçu la volonté de s’adresser à l’humanité avec les mots, et par le verbe. La divinité dit. Le verbe qui revient est « dire ». Et dire est plus que faire. À travers le verbe « dire », la lumière est. Et chaque jour est dicté. Dans cette langue, on perçoit la plus haute réussite de la parole. Et le mot « davar », « parole », signifie également « fait accompli ». Pour qui est, comme je le suis, fasciné par les mots, on est au sommet.
N. C. : Quelle influence l’hébreu a-t-il sur votre écriture ?
E. D. L. : Je lis l’hébreu, comme lecteur, mais pas comme « collègue » de « l’auteur ». Ma phrase vient de l’ouïe, là où tout finit. Dans un psaume de David, on lit : « la divinité a creusé les oreilles ». Elles sont donc comme un puits qui recueille, ne perd pas ce qui s’y trouve. Et mes oreilles sont un puits. Ce verbe « creuser » est rarement traduit de façon littérale. De même que dans la première phrase, le « Et dit-il » est important : le verbe précède l’acteur.
N. C. : « Mon titre de voyage est de suivre à l’écart », écrivez-vous dans Et il dit.
E. D. L. : Comme non croyant, je n’appartiens pas aux douze tribus. Je suis le campement. On raconte qu’au moment de la sortie d’Égypte, des Égyptiens ont suivi volontairement les Hébreux. Comme lecteur, j’ai aussi suivi, mais je ne suis pas entré en Terre Promise.
Norbert Czarny
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