Ce primat absolu de la forme, jadis théorisé par Mallarmé, comment ne serait-il pas fugace, dans son élitisme revendiqué ? Ceux qui écrivent pour les happy few et aspirent aux sommets de l’expression, s’ils les atteignent parfois, y sont bien seuls. Tôt ou tard, le commun des lecteurs contraint les éditeurs à descendre de leur nuage et à s’établir durablement en plaine, là où nous sommes aujourd’hui. Il reste pourtant, dans un paysage plutôt morne, des buttes-témoins sur lesquelles s’orienteront peut-être les pionniers futurs de nouvelles écoles radicales - puisque le recyclage, en ces matières, est éternel.
Les œuvres exigeantes et, disons-le, difficiles de Claude Ollier font partie de ces buttes-témoins. De certaines étapes d’une production romanesque (et indissolublement poétique) considérable, j’avais rendu compte dans La Quinzaine (1) Mais depuis plus d’une décennie, l’entrée progressive du Nouveau Roman dans le cône d’ombre d’un purgatoire médiatique immérité avait joué son rôle et j’étais passé, comme tout le monde, à autre chose.
Cinq contes fantastiques vient à point nommé rappeler aux amateurs de littérature authentique la vitalité d’une écriture qui s’est toujours située à l’interface du réalisme le plus apparemment photographique (précision extrême des descriptions d’objets, de lieux, de couleurs) et de la plus libre imagination. Cette capacité étrange et fascinante de déporter le monde des phénomènes enregistrés et restitués en toutes leurs nuances vers la construction d’espaces entièrement modelés par le rêve éveillé, Claude Ollier ne me semble la partager qu’avec bien peu de créateurs, des créateurs qu’il faudrait plutôt chercher d’ailleurs dans le cercle restreint de la meilleure bande dessinée (je pense aux cités de mots et d’images de Peeters et Schuiten par exemple).
Ainsi le terme d’ « arrière-monde », appliqué dans Outback à une randonnée hallucinée à travers le veldt australien est-il singulièrement pertinent pour cerner le sentiment de déroutante familiarité que procure la lecture d’une prose nourrie de voyages, mais où les voyages, comme chez Claude Simon les photographies, occupent une fonction de « générateurs », d’inducteurs d’imaginaire, et non de reportage journalistique. On est bien là, en effet, dans le fantastique à l’état naissant, lequel, selon la définition canonique de Tzvetan Todorov, naît d’une coalescence indue entre effet de certitude (dû à l’acuité visuelle notamment) et évidence du doute quant à la réalité tangible de la chose vue.
Or le titre du dernier opus de Claude Ollier est d’autant plus provocateur qu’ici le conteur est clairement immobile (coincé par l’âge ou pour toute autre raison) en quelque point haut de sa maison, et que les matériaux dont il dispose pour fantasmer, écrire, créer son art, sont pauvres : un jardin banal avec ses repères attendus, des arbustes, une grille , d’abord appréhendé comme un tout puis exploré en aveugle ; un horizon de plage, de mer et de désert qui doit venir de la mémoire ; des fragments de lettres d’amis ; une foule de souvenirs sensibles (visuels, olfactifs, sonores) que tantôt il revendique pour siens, tantôt attribue à des ébauches de personnages, Morris, Borodine, une femme innommée.
Avec ce bric-à-brac d’éléments disparates, souvent flous (mal cadrés ou fabriqués par une vue incertaine – myopie, confusion mentale ?), en tout cas évanescents car ils ne forment des substances que pour s’effacer presque aussitôt, ou se fondre en d’autres dans une sorte d’angoissant mouvement perpétuel d’où le fantastique sourd comme naturellement, Claude Ollier parvient pourtant à bâtir des architectures aussi solides que mouvantes, aussi émouvantes (parce qu’un homme bien présent s’y débat) que fugitives.
Difficile de diffuser plus de charme que ce texte tronqué, qui se dispose sur la page en notations furtives, en images de sensations vécues qui émerveillent, témoignent de l’être encore vivant qui les porte à bout de mots avec une magnifique vaillance, sensations fragiles au demeurant, et dont la fragilité fait peur. Que dire de plus ? Un écrivain est là, un vrai, qui brasse du rêve, du vent, de la beauté.
Dans la nébuleuse du Nouveau Roman, au temps de sa visibilité maximale, soit des années 1960 aux années 1980, Claude Ollier campait en terrain décalé, quelque part sur un des bras spiraux de la galaxie. Robert Pinget, pour sa part, Suisse de Paris puis de Touraine, était plus marginal encore, ne serait-ce qu’à cause de la place que le théâtre (peu pratiqué par le mouvement) tient dans sa vie d’écrivain, en proximité avec l’ami Samuel Beckett. Toutefois le romancier fut un maître et produisit des chefs-d’œuvre comme L’Inquisitoire, l’admirable Libera, Passacaille, des textes d’un comique époustouflant et d’une sombre tristesse où s’agite toute une humanité provinciale hantée par l’assassinat réel ou supposé d’un enfant, après quoi l’écriture de Pinget, marquée jusque-là par une oralité frénétique, s’amenuise en plaquettes de plus en plus resserrées et poétiques – la ressemblance avec l’évolution de Beckett s’accentue.
Pinget est mort en 1997. Genève, sa ville natale, a subventionné un mini-livre, excellemment préfacé par Martin Mégevand, qui reprend un texte inclus dans Un testament bizarre, recueil de pièces courtes écrites pour la radio ou la scène, publié en 1986 par les éditions de Minuit.
Le Chrysanthème (« qui est la marguerite des morts », chantait Brassens) ne compte que dix-huit petites pages mais, relues aujourd’hui dans ce qu’il faut bien appeler un creux (français) de la production littéraire, elles produisent encore un choc notable. C’est qu’elles sont « faites de l’étoffe des rêves », comme les plus accomplis des textes surréalistes, tout en contenant, au rebours de la pulsion solaire de Breton, une métaphysique pessimiste, une vision noire de la condition humaine, que seule la transposition poétique permet de sauver.
Donner une idée d’un morceau de littérature d’une splendeur aussi retorse est impossible. Disons seulement qu’il s’agit d’un cauchemar revisité, dont le décor est un cimetière où Dieudonné, qui s’y est traîné, rencontre Théodore, les deux personnages aux noms prédestinés étant les Vladimir et Estragon de cette fable où le triomphe de la mort se heurte à la toute-puissance de la beauté du verbe, qui la dissout, et de ses débris recollés façonne un autre triomphe : « Recomposer contre l’angoisse d’où qu’elle vienne ce rêve inoublié… pour finalement le laisser bien loin », telle est la tâche de l’écriture chamanique, mais le texte ne la dévoile qu’en sa toute fin. Courez-y voir. Rien de semblable, rien d’aussi fort ne s’écrit aujourd’hui.
- Outback ou l’arrière-monde, n° 670; Aberration, n° 730; Wanderlust et les Oxycèdres, n° 785; Mon double à Malacca et Préhistoire, n° 811.
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