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Éric Sautou : Un cœur à dévorer

Après le cycle du deuil de la mère, Éric Sautou propose un livre cherchant, au plus profond des blessures, des vérités violentes et introuvables.
Eric Sautou
Grand Saint Vincent
Après le cycle du deuil de la mère, Éric Sautou propose un livre cherchant, au plus profond des blessures, des vérités violentes et introuvables.

Le livre comprend trois parties. La plus importante est placée sous le signe de Jeffrey Dahmer (1960-1994), tueur en série cannibale, une note finale le précise. La psychologie de cet homme intrigue. Des livres, une série Netflix ont cherché à expliquer l’origine et les causes de tels actes. Ici le poète le fait parler.

L’écriture, qui progresse de redites en redites, fascine. Nous cherchons dans les modifications infimes, « à peu de mots près », un semblant de réponse à nos questions. Où sommes-nous ? Quelle est cette forêt traversée par une barque « seule » ? La voici avec son bercement qui peu à peu impose l’image inverse d’une naissance, par « l’eau noire », le « tas de feuilles mortes ». C’est une mort à petit feu, les signes de vie deviennent presque imperceptibles. Un enfant observe, et tue :

tous les animaux endormis je les dépose

lièvres mulots je m’étais dit
qu’il fallait être
le plus fort 

(je vous infligerai ma force)

Les mots semblent désigner des réalités provisoires. Tout peut être démenti, se retourner : « ils me voient ne me voient pas ». Instabilité constante du cadre, certes, du « je » également : « je ne sais pas jusqu’où aller car c’est toujours plus loin ».

L’adresse à « père et mère / qui / ne me voient pas » ou à « Dieu qui n’entend pas » reste sans réponse. Ce personnage narrateur, en danger, va, sans savoir où.

La voix exprime la solitude, la maladie, le divorce des parents, la séparation.

tout en moi s’oppose ils se sont
séparés eux aussi je ne suis
que l’enfant qui les hante j’ai peur 

Pour fuir cette souffrance intérieure, voici une solution : « je bois / je bois / je bois encore ». Puis c’est la tentation du suicide : « je ne sais pas même me pendre ni me jeter à l’eau et la pierre est brutale je serre / la corde à mon cou » .

La quête d’amour et de lumière est traversée par la peur de leur absence. Le noir de l’ombre et de la nuit est ambivalent, à la fois protection et source d’angoisse. Le narrateur tue pour supprimer sa propre souffrance, ingère l’autre pour le perpétuer, maintenir vif l’amour : « ce que je sais c’est que je veux le faire et ne le ferai pas je le ferai ».

Ainsi, de façon surprenante, la voix du poète, si reconnaissable, et celle du tueur en série cannibale se confondent-elles.

ce qui m’étreint c’est la seule
beauté
quelque chose qui reste la seule
beauté 

Le meurtre renvoie le meurtrier à la solitude qu’il provoque et subit. Quelle séparation a causé de tels désastres intimes ? Ceux qui attirent et en meurent sont des semblables, des hommes. Paradoxalement, le désir de celui qui les tue, les démembre et les éviscère vise l’approche, au plus près, de la beauté et de l’amour. Il s’agit peut-être aussi de devenir l’autre plutôt que soi : « il y a à prendre de mes mains / le cœur / et la beauté (à cause de la peur le cœur / et la beauté) ». Mais le résultat répété produit l’inverse : « mort ça veut dire personne j’ai peur ».

Nous lisons peu de phrases complètes. Nous sommes confrontés à des groupes de mots, redits quand ils pourraient manquer d’intensité, mais qui semblent toujours échouer à rendre compte du mystère de cette souffrance et de cette vie violente. 

j’ai traîné mon bâton et j’ai frappé des pierres je ne sais pas
ce qui souffre comme ça en moi ce que je peux y faire 

Le titre de cette première partie, « Le pont noir » pourrait évoquer un tableau de Léon Spilliaert (Clair de lune et lumière) dont des peintures ont inspiré les brefs poèmes de la seconde partie. Les œuvres de ce peintre, souvent très noires, nous plongent dans un univers sombre et mélancolique dans lequel les personnages sont seuls.

Dans la dernière partie, « Lazare le fils », le poème semble s’apaiser sans pourtant se libérer d’une grande mélancolie. Le « fils » du titre est d’abord celui de la mère disparue dont les cinq précédents livres vivaient le deuil. Nous retrouvons ici quelques éclats simples et douloureux de cette suite : « mère ma mère ». Le poème sonne comme une acceptation moyennant le rêve à vivre pleinement, et l’écriture.

je m’allonge
dans le ventre de ma mère je sais
qu’il n’y aura
bientôt plus rien du rêve
de la vie

La séparation originelle peut-elle ainsi prendre fin ?

La barque qui traverse le livre est-elle celle qui emporte les morts ? « la barque est vide où je m’en vais », confie le poème d’un « je » présent déjà absent. Ou est-ce celle de Dante et Virgile au 5e cercle de l’Enfer qui permet le dialogue avec des morts ? Dans Grand Saint Vincent, les voix de Jeffrey Dahmer, de Léon Spilliaert et d’Éric Sautou se mêlent dans une inquiétante simplicité.

Isabelle Lévesque

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