La première section, « Le simple est vaste », est issue d’une résidence du poète dans l’atelier du peintre Marc Feld. Le poème initial pose le décor d’une « maison claire » qui incite à la rêverie : « On la croirait adossée à un vallon qui n’existe pas. On invente des arbres qui soupirent et des forêts invisibles, en pensée. » Cet « atelier troué de passages » s’avère être le point fixe d’une spirale dont l’énergie conduit vers un monde de questions.
Les toiles du peintre apparaissent elles-mêmes comme des fenêtres permettant de percer les murs et les apparences du monde et d’apercevoir celui « qui attend d’éclore derrière vos yeux ».
L’atelier s’élargit jusqu’au vertige : « Une vraie danse des questions fixe sur le sol et les murs un sentiment de vastitude retrouvée. » Nous ne nous étonnons donc pas d’y rencontrer, en plus du chat Pablo, « la mer infinie des couleurs », « la chaloupe d’une immense table […] échouée », une « sirène brune » et peut-être même Moby Dick.
Le poète, s’il cherche des réponses, sait qu’il ne trouvera que d’autres interrogations, du vide, de la neige sous la forme de la blancheur de sa page et les « fleurs non répertoriées » de son imagination. Il progresse ainsi, face à la toile peinte, sur la voie du non-savoir : « On se jette par la fenêtre d’une œuvre qui s’ouvre en grand sur notre inconnaissance. »
La toile et la page, griffées, tachées, sont déchirées de failles et de brèches. Leur chemin répond à notre « besoin de nous séparer de nous-mêmes ». Il s’agit de vivre l’expérience de la confrontation paradoxale avec une finitude qui n’en finit pas : « Le poème ou la toile sont les poussières de cette disparition. »
Le Livre de la Genèse prévient : « Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière. » Du poète resteront ces « loopings sans queue ni tête qu’on appelle des poèmes ». Acrobate ou jongleur, il doute mais se lance sans cesse : « J’enterrerai tous mes corps un à un / dans des livres de poussière. »
Une relative confiance peut s’établir : « Le livre boira toute la poussière comme il sait faire avec ses pensées. Le livre ne dira rien mais son silence tiendra. » Il s’agit donc de résister jusqu’au silence final ou originel, celui dont le poète constatait : « [L]’écriture tisse des liens entre le silence et la toile. »
Écrivant ou lisant, nous avons accès au pré de l’Asphodèle où, comme Ulysse, nous rencontrons bien des fantômes :
« Les morts viendront à nous comme de vieilles connaissances.
Nous marcherons à travers eux
comme à travers des prairies d’herbe noire. »
Dans la dernière partie, « Exercice de la montée du jour entre nos bras », les brèches ouvertes par peintures et poèmes font parfois surgir une vive lumière. La philosophe Sophie Nordmann a évoqué « ce monde troué de transcendance » en établissant une « phénoménologie de la trace : […] de ce qui brille par son absence1 ». Ce qu’elle nomme alors « révélation » « ouvre dans le monde une brèche : altérant le statut ontologique du monde, elle troue sa parfaite autosuffisance, elle le fracture, elle en rompt la texture puisqu’elle est surgissement au monde d’autre chose que du monde. Autrement dit, elle l’in-achève2 ».
Ce serait précisément la fonction de l’œuvre d’art, « in-achever le monde » :
« Nous sommes la couleur oubliée dans le cœur de la matière, fracturés de naissance pour gommer nos pupilles de comète.
En ouvrant la fenêtre, un étang de lumière se jette dans nos yeux. »
Chaque mot peut s’avérer douleur, couteau perçant la peau du réel. Rêvant comme veillant, « [i]l s’agit dans la chute des feuilles de compter un à un les mots qui manquent ».
Dérisoire et charnel, le pronom « toi » montre son double visage : « toi, mon pauvre mot de viande et de lumière ». Le corps qui aime et qui vieillit impose sa présence, comme son absence à venir : « Vieillir ouvre tous les passages entre l’épuisement et l’accident, l’effondrement et la renaissance. Nous redoutons de rencontrer l’autre côté de notre face. »
Face à l’effacement, les mots du poème trouent le monde apparent :
« Garder espoir même dans le néant. Il se fissurera. De cette cicatrice pourra éclore notre fragilité, les yeux ouverts sur les passages. Un champ de fleurs grandira sous nos défaillances. »
Écrire permet de transmettre les mots et le (ou son) monde : « Ne pas éteindre pour soi ce que l’on ne peut étreindre. L’offrir à d’autres bras mieux armés que soi. »
Fuir serait renoncer à l’autre et à l’amour alors que, justement, « [à] bout de force, il neige de l’essentiel ».
« Seules les parois du texte
me tiennent
Et toi »
1. Sophie Nordmann, Phénoménologie de la transcendance, Livres I & II, Éditions d’Écarts, 2022.
2. Ibid.
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