Le 5 juillet dernier Jacques Dupin, en très mauvaise santé, accueillait ses amis à la librairie Tschann.
Plus de quarante livres ont jalonné sa vie : les poèmes et les exégèses des plus grands artistes de notre temps : Giacometti, Miró, Tàpies.
La Quinzaine littéraire, dans un moment difficile, dut à Dupin l’aide de Miró. Ce fut une aide salvatrice.
Parisien, il est éditeur, chez Maeght, puis à la galerie Lelong. Il fonde L’Éphémère et Derrière le miroir.
Provincial né à Privas, il se voulait homme de la terre. Dans son pays natal ont été célébrés ses quatre-vingts ans. Jacques Dupin, matière d’origine : ce fut le titre donné par la revue Faire-part à sa livraison de 2007. J’y avais publié le texte « Paysage palimpeste » repris ci-dessous.
Rimbaud ouvre ainsi l’une de ses Illuminations : « Enfant, certains ciels ont affiné mon optique. »
Rimbaud, ses mots, ses stations préférées – ses promontoires –, ses déambulations imaginaires, ses vues, on peut çà et là les trouver dans Dupin.
On reconnaît des traces. On les suit. On s’en écarte.
Un titre de recueil, explicitement, désigne une parenté – Une apparence de soupirail –, dont nous devons nous-même tisser les liens.
Les mots de Rimbaud articulent un art poétique de Dupin : « Écrire comme si je n’étais pas né. Les mots antérieurs : écroulés, dénudés, aspirés par le gouffre. Écrire sans les mots, comme si je naissais. »
(…)
« Je m’introduis dans ta prison. Pour que danse la belladone. Exprimant tout le poison dans mes yeux ouverts. Pour ta distraction, ta profondeur. » Les « belladones », femmes doubles, femmes complexes, dont les mains retiennent le sacré et le poison, belles et mauvaises femmes d’atours.
Le point d’où est parti Rimbaud fut la flache : « Dans une flache laissée par l’inondation du mois précédent ».
L’eau, dans le paysage de Dupin, ne stagne pas. Pas de mers non plus aux vagues en furie démâtant les navires.
Rien de commun, au regard, entre le paysage de l’Ardenne et celui de l’Ardèche. En Ardèche, « l’eau sans appui », et, « le bruit de l’eau plus bas, charrie des décombres clairs ».
En haut, dans les montagnes, sur les plateaux de l’Ardèche, le promontoire de l’épervier – oiseau vigile et filet collecteur du divers, de l’unité concassée en gravier. Et chercher l’unité au-delà de l’effritement ou de l’échancrure : « Te gravir, et, t’ayant gravie – quand la lumière ne prend plus appui sur les mots, et croule, et dévale –, te gravir encore. » Autre cime, autre gisement.
« Depuis que ma peur est adulte, la montagne a besoin de moi. De mes abîmes, de mes liens, de mon pas » (L’Épervier).
Le paysage de Dupin est un paysage de choses contemplées, brisées, ajointées, de lieux parcourus, de corps, de souvenirs rameutés, de communications souterraines, de consonances.
Tout près, la grotte Chauvet. Et le pont sur le Rhône, « quand le fleuve était un fauve/et moi un enfant volé » (Chansons troglodytes). Le pont et le grand-père notaire, homme de plume, mort quand l’enfant est né. À La Voulte (sur Rhône) la mort est « la clef de voulte et de basalte ». Par retournement verbal, par volte-face, la voulte se mue en louve qui défie la mort, comme la « traille » qui unit d’un lien solide, vivant, l’enfant et le grand-père mort :
« plus tu es vieux moins tu es mort
Nous nous croisons en chemin
(…)
Notre tombe dans le soleil
Est un atelier sur le Rhône ».
Dans l’atelier de Dupin, Rimbaud, Nerval, Mallarmé (« le présent d’une nuit… »), Blanchot, Michaux, Héraclite, Roussel, Duchamp… « L’écart est une opération. » La maxime de Marcel Duchamp court dans toute une partie de l’œuvre, fournit le titre d’un recueil, à prendre à la lettre pour lire ce paysage-palimpeste. Fait de manière vive : « Les déchets de la vie, relancés du labyrinthe à la spirale – comme distraits de l’opacité du vécu et distribués par le geste de la lumière ».
Ces mots sont dans un long poème de 1994 réimprimé à la fin de Matière d’infini (Antoni Tàpies).
Dès ce premier texte sur Tàpies, « Première vue » (1958), Dupin trouve dans cette peinture les lignes, les saillies et les lézardes, qui hantent son propre paysage verbal. « Accès abrupt » fait image, commune, intelligible. Mais on bute vite sur « pan de mur » : ces mots, écrits, renvoient à une représentation quand la peinture fait apparaître tout autre chose, l’innommé.
En 1958, l’année de ce texte sur Tàpies, paraît Les Brisants. Parmi la quinzaine de poèmes, se suivent Le Paysage et Le Palimpeste.
Le Paysage se conclut sur cette note, suspensive, assertive, interrogative ? : « par quelle aberration de perspective suis-je encore attentif à la persévérance d’un chardon sur le talus d’en face ? » (Gravir).
Auparavant régnait une saison de dérèglement où « on gratte un blason de crasse et de crin », comme à la conclusion donnée par Rimbaud à Being Beauteous : « Ô la face cendrée, l’écusson de crin, les bras de cristal ! » L’écriture de Dupin fait jaillir à neuf des pans de l’écriture de Rimbaud, sur un tout autre horizon. Le nouveau poème grandit, s’étoffe avec le poème ancien. L’enfant porte le témoin, est le témoin de ce transport : « L’enfant instruit de l’amertume des bourgeons, l’enfant privé du lait obscur, casse comme le verre (…). Il faut grandir avec douceur et démesure. Rajeunir les gouffres, parquer les rois, s’enorgueillir. Les fenêtres sauvages et les amours prostrées, donnent sur un parfum » (Gravir).
Revenons au pan de mur. « Le mur n’est pas maçonné ni construit, mais comme détaché, d’un coup, de la réalité. Il se dresse contre le vide et le vide s’adosse à lui. » Le langage de Tàpies est une langue à venir, elle ne répond pas à notre linguistique. Ces peintures n’auraient même pas affaire avec la langue : « les peintures de Tàpies parlent davantage au toucher qu’à la vue, et moins à la main qu’au corps entier ». Au corps mobile du peintre, à celui du voyeur.
Le titre de l’essai sur Tàpies de 1958 était En vue.
Le mot a changé de sens entre sa première apparition et la fin du texte : « Les conditions de la vue sont changées, on ne retrouve rien de ce qu’on a cru voir. Sur ces hauts plateaux, ventilés et rocheux, il est permis de se poster. Et d’attendre… »
En regardant le paysage de Tàpies comme un palimpeste. Où Dupin nous fait découvrir : la dynamite Dada, l’éclair Rimbaud, la fusée Schwitters, du Merz, du zutique et du merdique, des santons déféqueurs de Catalogne, de l’Ombilic des limbes d’Artaud et de l’Anus solaire de Bataille… (Sourcier).
Le sourcier a sa baguette de coudrier. Coudrier, c’est le titre du dernier livre de Jacques Dupin, qui unit paysage et palimpseste :
« Chauvet, à quelques jets de pierre
De la magnanerie désertée
On y retournera naguère
Par un livre incompulsé
Inachèvement du labyrinthe
En train de s’écrire
Et de sinuer
Entre les gisants dressés » (Coudrier).
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Jacques Dupin était un actif ami de La Quinzaine. C’est en grande partie grâce à lui que notre exposition de 1975 à la Galerie Jeanne Bucher, rue de Seine, fut un succès. Il appela à y figurer peintres et poètes de ses amis, les plus grands, bien entendu. La vente de leurs œuvres permit à La Quinzaine de continuer sa route. Nous n’avons jamais oublié.
Maurice Nadeau
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Georges Raillard
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