Dans l’horizon dessiné par Max Weber, où se situaient à la fois Raymond Aron et Pierre Bourdieu, on y voit se croiser les démarches de Foucault et de Blumenberg, de Carl Schmitt et de Kojève. Des rapprochements pourraient paraître arbitraires et l’on serait fondé à dénoncer la superficialité de l’éclectisme ; quand sont présentées des lettres échangées entre Kojève et Schmitt, on découvre l’estime réciproque de ces penseurs que l’on croyait résider sur des planètes éloignées, et la proximité des questions qu’ils se posent, sinon des réponses qu’ils leur apportent.
Ce livre-ci commence par un curieux avertissement dans lequel l’auteur expose le « mouvement de recul » qui fut le sien lorsque lui fut « proposé » ce titre dont la prétention commerciale est tellement évidente qu’elle manque son effet. Monod, qui n’est pas un méchant homme, a bien sûr compris à quel point cette proposition était justifiée et il passe trois pages à expliquer en quoi. Appréciant cette bonne volonté, on le suit volontiers et l’on entend à la fois pourquoi il était si difficile de « conjurer le spectre du chef » et pourquoi, somme toute, « il fallait cesser de conjurer le mot ».
Les arguments qu’il donne intéressent parce qu’ils touchent au fond. Son mouvement de recul était dû au fait que son objet était « le charisme en démocratie » et que « le chef », pris absolument, lui paraissait se rattacher à ces régimes dont la seule règle semble bien être l’excès de pouvoir. Parler de chef d’orchestre, de chef de gouvernement, de chef de chantier, soit. Mais de Chef dans l’absolu, avec la majuscule qui s’impose comme le personnage, non. Et puis son acceptation du mot est venue de la prise de conscience que la notion de chef est traditionnelle et s’applique à tous les régimes, quand celle de charisme n’a guère plus d’âge que le siècle qui nous sépare de Max Weber. La question directrice du livre se trouve ainsi formulée : parti d’un concept wébérien bien connu que l’on se proposait de faire fonctionner dans le cadre des régimes démocratiques modernes, on en vient à se demander s’il n’y a pas aussi, en démocratie, des chefs au sens le plus traditionnel qui soit. Non pas le « guide » des divers régimes fascistes, mais celui qui se trouve à la « tête » du « corps » social, qu’on l’y ait mis ou qu’il ait su s’y mettre lui-même. Ainsi passe-t-on de la typologie wébérienne à la métaphorologie de Blumenberg. La démocratie se fonde sur l’égalité entre les citoyens et pourtant reconnaît la nécessité de chefs. Sans doute était-ce déjà le cas dans l’Athènes antique, tout du moins en pratique. En théorie, ce ne l’était pas puisque les magistrats restaient très peu de temps en place et que nombre de charges politiques étaient attribuées par tirage au sort – c’est-à-dire que l’on s’en remettait aux dieux pour élire ceux que semblerait désigner le hasard. Périclès n’est pas un contre-exemple puisque son pouvoir n’aura jamais été reconnu dans une fonction à la mesure de son influence. Il était seulement celui qui, de fait, savait emporter par sa parole la décision du peuple. Sa position n’était pas comparable à celle d’un président américain ou français. Les démocraties modernes ne sont sans doute pas moins démocratiques qu’Athènes pour avoir inventé la fonction de président, dotée de pouvoirs étendus. Reste à savoir ce qui fait que tel ou tel accède à celle-ci. Par son charisme, dira-t-on, mais à quoi celui-ci tient-il ? Poser cette question, c’est définir la démocratie moderne comme le régime dans le cadre duquel « le problème du charisme devient crucial, car c’est sur le charisme que repose, plus que dans aucune autre forme de domination connue antérieurement, la sélection du dirigeant politique ».
Après la mort de Max Weber, l’Europe a inventé le fascisme et vu ainsi à quoi pouvait mener le culte du charisme. D’un autre côté, il est vrai, le stalinisme aura constitué cet étonnant régime dans lequel tout devait « être décidé en commun et où tout était décidé par un seul », lequel était le plus dénué de charisme qu’on pût imaginer. On voit donc en quoi le charisme en politique est vraiment un problème. Y verra-t-on plus clair en mobilisant les analyses kojéviennes de l’autorité ? Celles d’Aristote sur le gouvernement des hommes libres ? La thématique hégélienne du grand homme ? On peut aussi regarder ce qu’il en est dans des cultures tout à fait étrangères à la nôtre, ces « sociétés sans État » chères à Pierre Clastres. Ou bien s’interroger sur la pertinence politique des hypothèses freudiennes sur la nostalgie du père.
Le lecteur suit ce cheminement et apprécie au passage que Monod rompe avec le ton de célébration qu’il est désormais convenu de prendre lorsque survient le nom de Michel Foucault. Sans d’ailleurs se rallier au propos de ceux qui ne cherchent qu’à « oublier Foucault », il juge utile « d’interroger la réflexion [de celui-ci] sur le pouvoir pastoral et les limites de sa thématisation de la démocratie ». Chacun a le droit à l’erreur et l’on ne saurait faire grief à Foucault de sa fascination pour Khomeiny : il a vite compris son aveuglement et n’a pas tardé à corriger le tir. On peut toutefois penser qu’il aurait eu moins de chances de s’aveugler sur le personnage s’il n’avait pas dévalué la laïcité, réduite à une valeur de la « démocratie bourgeoise occidentale », s’il n’avait pas valorisé par contraste la « spiritualité politique » des islamistes iraniens. Ceux qui, en 1979, tenaient ferme sur la laïcité n’ont pas eu de ces complaisances pour le cléricalisme persan.
Monod dit cela sur le ton modéré qu’il affectionne mais il le dit tout de même et ce rappel n’est pas vain, à un moment où nombre d’Occidentaux ont des complaisances pour des émules de la République islamique au prétexte que des régimes laïques peuvent être des dictatures – comme si un régime religieux ne l’était pas plus encore. Ainsi parvient-il à écrire un livre très directement utile pour affronter les problèmes politiques de notre temps.
Marc Lebiez
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