Mon entretien avec James McBride a eu lieu dans le jardin d’un restaurant du XIVe arrondissement de Paris. En arrivant, j’ai pu assister à la fin de son interview précédente. Non seulement il fumait des cigarettes à la chaîne – chose rare chez mes compatriotes –, mais il échangeait avec son interlocutrice en français, ce qui est encore plus inhabituel. Le chapeau de feutre posé sur la tête de cet homme à barbiche lui donnait l’air d’un musicien de jazz des années cinquante. De fait, le soir même, il devait jouait du saxophone avec son groupe à la Maison de la Poésie. Avais-je enfin trouvé un digne héritier de la grande tradition des Américains à Paris ? Lorsque nous fûmes présentés l’un à l’autre, je n’ai pas ôté mon propre chapeau. « Entre juifs, on garde la tête couverte, n’est-ce pas ? », l’ai-je taquiné, en le « checkant » à la manière des jeunes. Me serais-je permis ce geste familier si je n’avais pas lu La Couleur d’une mère, son bestseller, traduit dans une quinzaine de langues, où il raconte son enfance, ainsi que la vie de sa mère, fille d’un rabbin orthodoxe, reniée par ses parents lorsqu’elle épousa un pasteur noir pauvre ?
Steven Sampson : Je suis un peu intimidé, vous êtes si polyvalent : romancier, journaliste, scénariste, musicien, compositeur, professeur d’écriture. Comment faites-vous ?
James McBride : Il faut suivre la Muse. En France, ça aurait été plus facile, on apprécie la valeur de l’art. J’ai souvent songé à vivre ici, mais pour le moment je ne peux pas, je suis divorcé et j’ai un enfant de treize ans. Mais, à l’avenir, on ne sait jamais (2). En 1977, j’ai vécu une année sabbatique et j’ai résidé à Tours chez une Française d’un certain âge, Hélène Rouet. J’ai plus appris dans la cuisine de Mme Rouet que dans n’importe quelle université.
S. S. : Quelle a été la genèse de ce roman ?
J. McB. : J’étais à la Société historique de Frederick, dans le Maryland, en train de lire le journal intime d’un marchand juif des années 1850, et je suis tombé sur le 20 octobre 1859 : un récit de trois pages où il raconte ce qu’il a entendu sur la révolte de John Brown. Alors j’ai pris ma voiture et je suis allé à Harpers Ferry.
S. S. : L’oiseau du Bon Dieu existe-t-il vraiment ?
J. McB. : J’ai un livre d’ornithologie à la maison, dans lequel il y a la photo d’une espèce de pivert ; quand tu le vois, il est si grand, tu te dis : « Bon Dieu ! » Maintenant, il a plus ou moins disparu.
S. S. : Vous avez été journaliste. L’investigation compte-t-elle beaucoup dans vos romans ?
J. McB. : En général, une écriture de qualité est basée sur des faits, sinon tu ne peux pas créer des tableaux. J’ai lu vingt-cinq ou trente livres sur John Brown. Écrire pour moi est facile, c’est chercher qui ne l’est pas. Quand c’est fini, les personnages commencent à déambuler.
S. S. : Dans L’Oiseau du Bon Dieu, vous semblez avoir restitué une partie submergée de l’histoire des Afro-Américains, leur avoir redonné leurs lettres de noblesse. En même temps, vous avez choisi comme héros un garçon qui se fait passer pour une fille.
J. McB. : L’histoire des Afro-Américains n’existe même pas dans le discours officiel, à moins de s’inscrire à l’Université. Être noir en Amérique, c’est comme être témoin de son propre lynchage, tout le monde fait un discours sur toi sauf toi. Ce garçon comprend que la meilleure chose c’est de ne rien dire, de laisser l’homme blanc définir le monde et d’accepter le cadre qu’il offre. C’est là que se trouve la dimension de comédie du livre. Et c’est important de mettre de la comédie quand tu parles de quelque chose d’aussi sérieux que l’esclavage.
S. S. : Il m’a fait penser à Middlesex de Jeffrey Eugenides.
J. McB. : Je ne lis pas beaucoup les autres romanciers, sinon on finit par les imiter. Je veux chanter ma propre chanson.
S. S. : Quels ont été vos modèles littéraires ?
J. McB. : J’ai lu des témoignages à la première personne de Noirs américains, dont un livre qui s’appelle Bloods, des récits de soldats pendant la guerre du Vietnam. Et Notes and Tones, du batteur Art Taylor, qui décrit la vie de musiciens de jazz.
S. S. : Dans les portraits de vos personnages, par exemple celui de Dutch Henry, le maître du héros, vous tranchez sur les idées reçues.
J. McB. : La relation familiale et dysfonctionnelle entre Blancs et Noirs pendant l’esclavage est mal comprise. Certains esclaves ne savaient pas être libres. La vision stéréotypée de l’esclavage est que le propriétaire frappait et fouettait ses esclaves, et, bien évidemment, cela a existé. Mais il y en avait d’autres qui n’étaient pas cruels, qui ont libéré leurs esclaves, qui les ont aimées, qui les ont épousées – bien sûr, certains les ont violées. Qu’on trouve cet amour paternaliste ou mal placé, peu importe, lorsqu’un être humain aime, il y a toujours une raison. Il faut respecter cet amour. Tout le monde peut conduire sur une ligne droite. Mais qui sait prendre un virage ? Pourtant, c’est à cet endroit-là que l’écrivain trouve ses histoires.
S. S. : L’esclavage a-t-il des prolongements aujourd’hui aux États-Unis ?
J. McB. : Aujourd’hui, il connaît une nouvelle forme : tu portes des chaînes en or, tu suis le foot, tu ne t’éduques pas. Cela s’appelle le bling-bling. Tu fais de la pub en portant des sweats avec le nom d’une grande marque. Les grands faiseurs du goût ont fait de nous tous, Noirs et Blancs, des esclaves.
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James McBride récuse les catégorisations faciles. En 1856, son héros, Henry Shackleford, surnommé « l’Échalote », aurait été libéré malgré lui et enrôlé dans la bande de John Brown, le hors-la-loi, lorsqu’il avait douze ans, pour finir comme seul survivant noir de l’attaque menée par Brown sur Harpers Ferry en 1859. Henry n’était pas pressé de quitter son maître, Dutch Henry, propriétaire d’une taverne près de la frontière entre le Kansas et le Missouri : « Le fait est que Dutch prenait bien soin de moi, de P’pa, de ma tante et de mon oncle, et de quelques squaws, qu’il utilisait à des fins tumultueuses et polissonnes. » Dans l’univers de James McBride, l’Histoire est faite d’une série d’accidents et de malentendus, souvent de nature linguistique. Le père de Henry s’empalera sur un éclat de bois créé par une balle qui s’était enfoncée dans l’encadrement d’une porte, la cible ayant été ratée. Du coup, le « Vieux », John Brown, emmènera le fils avec lui, pensant qu’il a affaire à une fille, et ce parce que, quelques instants plus tôt, le père a prononcé les paroles : « Mon maître, mon Henry est un... », ce que le Vieux avait entendu comme « Henrietta ». N’est-ce pas là une vision véritablement tragique, cette capacité de considérer l’homme comme prisonnier d’un destin qui lui échappe ?
1. Signalons également la publication du premier roman de James McBride, Miracle à Santa Anna, traduit de l’américain par Viviane Mikhalkov, Gallmeister, 334 p., 11 €.
2. En français dans le « texte ».
Steven Sampson
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