Depuis 2011, les éditions Allia s’efforcent de réhabiliter la pensée du philosophe José Ortega y Gasset (1883-1955), figure émérite de l’intelligentsia espagnole du début du XXe siècle dont l’œuvre reste encore largement méconnue en France, seul un quart de ses textes étant aujourd’hui disponibles en français. Méditation sur la technique fait ainsi suite à la publication de La Déshumanisation de l’art (2011), Le Mythe de l’homme derrière la technique (2016) et L’Histoire comme système (2016), trois opuscules qui mettaient déjà l’accent sur le caractère pionnier et original de sa réflexion sur la technique, réflexion qui n’a rien à envier aux auteurs technocritiques de la génération suivante, parmi laquelle on retrouve les Français Jacques Ellul (1912-1994) et Gilbert Simondon (1924-1989), ou l’Autrichien Ivan Illich (1926-2002), pour ne citer que les plus connus.
« Une métaphysique de la réalité radicale »
Cherchant à s’émanciper de l’antagonisme opposant l’idéalisme allemand au réalisme scientifique, José Ortega y Gasset propose une troisième voie : le ratiovitalisme, courant caractérisé par son disciple Julián Marías Aguilera comme une « métaphysique de la réalité radicale ». Dans cette optique, le philosophe renoue avec une conception vitaliste qui entend dépasser la compréhension duale et essentialiste de la nature humaine en en privilégiant une approche dynamique. L’homme n’est pas cet être corporel ou spirituel : il est avant tout un « programme », c’est-à-dire « ce qui n’est pas encore, mais ce qui aspire à être ».
De cette anthropologie du devenir et de la spontanéité découle la spécificité des écrits de José Ortega y Gasset portant sur la technique. La technique n’est pas ce qui permet l’adaptation de l’homme à son milieu, ce n’est pas ce qui le fait quitter un état primitif, qui serait d’ordre animal ou naturel, pour le jeter corps et âme dans la culture ou civilisation humaine. Elle est, au contraire, ce qui permet l’adaptation du milieu à l’homme, « la production du superflu : aujourd’hui et au paléolithique ». Pour le philosophe madrilène, ce besoin de superficialité répond très précisément au ratiovitalisme de l’expérience humaine.
En effet, être au monde ne suffit pas à l’homme, il lui faut être bien. Or, cette définition du bien-être ne cesse d’évoluer selon le temps et l’espace considérés, selon l’âme et le corps de chacun, selon l’ensemble des circonstances qui nous déterminent. Elle correspond à une projection de ce à quoi l’homme aspire. C’est en ce sens que « seul l’objectivement superflu lui est indispensable » et que, sans technique, il n’y aurait pas d’homme.
Les mirages du technicisme moderne
José Ortega y Gasset n’en conserve pas moins un regard tant avisé que critique envers l’inéluctabilité du fait technique. Dans Méditation sur la technique, reprise du cours « Qu’est-ce que la technique ? » qu’il professe lors de l’inauguration de l’université d’été de Santander en 1933, le philosophe dresse ainsi une typologie des différents rapports que l’homme entretient avec la technique : un rapport primitif, un rapport artisanal et un rapport technicien.
Dans le premier, l’homme ne se rend pas encore compte qu’il peut réformer la nature selon ses désirs ; la technique est une découverte due au hasard. Dans le second, l’homme est conscient de son impact sur la nature ; la technique renvoie alors à un processus complexe de fabrication, dont l’instrument n’est que le prolongement du bras de l’artisan. Dans le dernier cas, le rapport s’inverse : la machine remplace l’instrument et s’émancipe de l’homme. Ce dernier prend conscience du caractère non limitatif de ses inventions et ne sert plus qu’à les suppléer. Le technicien se détache de l’ouvrier, celui qui conçoit de celui qui fait.
Ce technicisme moderne n’est pas sans conséquence. José Ortega y Gasset y voit une rupture ontologique sans précédent. C’est parce que l’homme était déterminé par ses faiblesses et ses limitations que celui-ci pouvait se définir comme un programme en devenir. Maintenant que ce dernier peut faire fi, du moins théoriquement, de toute détermination grâce à la technique, « peut-être que ceci contribue à ce qu’il ne sache plus qui il est – car se retrouvant en principe capable d’être tout ce qui est imaginable, il ne sait plus ce qu’il est effectivement ». Le risque est grand que l’homme perde la conscience du côté factice et construit de l’environnement technique qu’il côtoie au quotidien. Pourtant, la technique telle qu’elle a été développée en Occident correspond à la vision mécaniste du monde qui dominait largement les sociétés européennes des XVIIe et XVIIIe siècles. Rien n’est inéluctable, aujourd’hui comme hier les innovations techniques dépendent des différents projets, tant sociopolitiques que moraux, que portent les sociétés.
À une époque où l’ascenseur, l’automobile et l’aspirine représentaient encore la pointe du progrès technique, le philosophe José Ortega y Gasset offre les fondements d’une réflexion approfondie sur les enjeux de la technique technicienne, pierre angulaire de nos sociétés contemporaines.
« Or, la vie n’est pas seulement lutte avec la matière, mais aussi lutte de l’homme avec son âme. Quel tableau l’Europe et l’Amérique peuventelles opposer à cela en termes de répertoire des techniques de l’âme ? Dans ce domaine, l’Asie profonde ne leur a-t-elle pas été largement supérieure ? Cela fait des années que je rêve d’un cours qui placerait face à face les techniques de l’Occident et celles de l’Asie. » Cours que nous attendons, près d’un siècle plus tard, avec toujours autant d’impatience !
Yaël Benayoun
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