Dans la filiation de Gershom Sholem, Jean Baumgarten a bousculé les préjugés quant à la prise en considération du judaïsme dit populaire et de la mystique pour en montrer l’inventivité, l’imagination, les résonances sociales et les liens profonds avec les écrits fondateurs. Anthropologue des textes, il a analysé ceux du Moyen Âge en langue yiddish afin de nous montrer leur enracinement social, les influences extérieures et leur prégnance jusqu’à nos jours. Avec ce dernier ouvrage, savant et foisonnant, l’auteur aborde un domaine à la fois précis et diffus dans toute la pensée du judaïsme et qui met au centre de sa réflexion le corps humain, miroir de l’ordre divin, espace de l’intimité travaillé par les représentations et les lois, lieu de conflits et d’expériences, de tensions entre le monde d’en haut et celui des hommes. Le corps met en évidence le dualisme entre deux ordres ; sa place médiatrice suppose un comportement permettant de réguler un lieu de tension, de conflits, de forces antagonistes. Si l’homme est fait à la ressemblance de Dieu, il doit, par sa manière d’agir et le traitement de son corps, ne pas enfreindre un ordre, une représentation, et assurer une conformité à un état cosmique premier, construit par Dieu. Aussi est-il le lieu par lequel se dévoilent l’action de l’homme, ses aptitudes, ses maux et ses souffrances.
L’intérêt manifeste pour le corps réside sans doute dans la complémentarité entre le spirituel et le matériel, dualisme ici écarté, tant il doit former une unité. Procédant par homothétie, la tradition juive fait du corps la figure centrale de l’harmonie des mondes, accordant à celui-ci la possibilité de refléter la perfection céleste. De par son positionnement comme intercesseur entre les attributs divins et humains, il occupe une place comparable à celle du Temple, lieu de pureté et de sacralité. Rappelant les travaux de Kantorowicz[1], l’auteur s’attache à montrer la singularité du rapport au politique du peuple en exil, substituant la Loi au roi. Cette position exilique serait d’autant plus forte qu’en diaspora, parce que le Temple est détruit, la sacralité se constitue dans l’espace de chacun, dans l’intime d’abord et dans la collectivité ensuite, cette dernière étant gardienne de la Loi. On saisit alors combien le traitement et les soins que l’on se doit d’apporter au corps sont d’une importance extrême.
Les lois le concernant sont précises, nombreuses, car il n’est pas – contrairement à la tradition chrétienne – épuré, transmué par le spirituel, mais bien un lieu présent dans lequel la chair et ses pulsions sont constamment surveillées et contrôlées par la Loi. La polysémie des textes, toujours convoquée, permet des ramifications, des associations parfois divergentes, à l’image du corps lui-même, ce champ de forces contradictoires toujours en mouvement. L’autorité rabbinique est alors seule désignée pour le réguler et en restreindre les actions.
Même si les traditions hellénistiques puis chrétiennes ont eu quelques influences sur le judaïsme contemporain avec une tendance à la spiritualité (« purger le corps, ce carcan terrestre, tombeau de l’âme »), il demeure pour le judaïsme un sanctuaire sur qui l’on veille et, comme à l’origine, le lieu qui renferme l’étincelle divine, mais aussi la présence de la bisexualité de l’être créé.
L’anthropomorphisme des représentations de Dieu est à comprendre comme un vestige de la pensée mythologique de l’Orient ancien et de la Mésopotamie : si Dieu et l’homme ont un rapport en effet de miroir, pourquoi humaniser le divin ? Pour l’auteur comme pour nombre de penseurs de la tradition, il s’agit de métaphores à usage pédagogique, permettant au peuple d’accéder à la transcendance. Dans cette perspective, le corps de Dieu servirait à l’édification d’un peuple qui a besoin d’images. Si la main de Dieu et sa face sont souvent évoquées, elles ne seraient que des moyens, des allégories, des procédés métonymiques pour manifester la présence divine et la relation intersubjective entre Dieu et l’homme. Relation reprise par Emmanuel Levinas dans ses travaux sur le visage, en particulier. La métaphorisation, constante dans la Bible, conduit sans aucun doute à une mythologisation du récit, dont s’est emparée la gnose pour mieux instruire les hommes. À l’opposé, dans une conception néoplatonicienne, représentée entre autres par Ibn Gabirol, il existe un Dieu sans corps et sans représentations, amorçant une pensée philosophique juive présente au Moyen Âge puis dans la Kabbale dans laquelle Dieu ne devient perceptible que par ses attributs, et non comme une personne. L’auteur met alors en garde contre une lecture littérale et insiste sur les diverses influences grecques et arabes qui purifient les textes pour aborder peut-être une forme de dématérialisation, d’abstraction, faute de quoi ils retomberaient dans la nacelle des religions païennes et idolâtres. Dans ce rapport entre l’être et la matière, l’image de Dieu se transmue en logos, là où règne l’esprit, l’âme devenant le lieu de la présence divine extraite de toute corporéité. Toutefois, des frontières se sont établies entre le judaïsme et le christianisme justement sur cette question du corps comme lieu de l’affrontement entre le bien et le mal. Le réinvestissement du corps par la pensée juive, qui maintient la double présence de la chair et de l’âme, garde un aspect positif au corps d’où la sexualité n’est pas exclue, mais réitère la geste divine de procréation.
Le corps, le « petit monde », selon Maïmonide, est cette sphère à la fois séparée de l’ordre céleste et en relation intime avec lui, le reproduisant. C’est autour de la pureté et du respect d’un ordre du monde premier que s’élabore la régulation des corps. Le corps qui recèle l’étincelle de la divinité manifeste de ce fait la présence divine en chacun. C’est pourquoi la souillure, la transformation et toutes les atteintes à l’intégrité du corps sont interdites : scarifications et tatouages sont profanation ; seule la circoncision, comme marque de l’Alliance, est autorisée. Il s’agit ici de se démarquer des populations voisines pratiquant d’autres usages. Ainsi, profaner un corps, c’est profaner l’image de Dieu, mais on peut aussi par le corps accéder à la sainteté. Jean Baumgarten rappelle les pratiques théurgiques des repentants s’astreignant à l’ascèse pour atteindre la pureté ou encore les usages hassidiques de la prière, mettant en avant des attitudes corporelles destinées au rapprochement avec Dieu.
La question de la pureté semble organiser les limites de l’acceptable et de l’interdit. L’ouvrage fait évidemment une large part au statut des femmes et aux pratiques matrimoniales, extrêmement codifiées puisque les rapports hommes-femmes reproduisent un ordre sacré. Celui-ci – déterminant les règles toujours respectées de séparation du pur et de l’impur, tant en ce qui concerne la sexualité que les pratiques alimentaires – met en rapport la Création et sa géographie construite sur la séparation : séparation de la lumière et des ténèbres ; séparation des espèces afin de maintenir l’ordre divin originel. Aux règles du Lévitique s’ajoutent alors celles de la morale. Entre 1500 et 1800, les principales sources rabbiniques sont rassemblées dans des ouvrages dans lesquels sont énumérées les fautes et leurs conséquences tragiques, allant jusqu’au retardement de la venue du Messie. Avec la modernité et la déstabilisation des communautés, la diffusion d’ouvrages éthiques afin de moraliser les masses juives se renforcera, prônant la lutte contre les « frivolités du monde ». L’auteur note alors les variantes sur le thème de la sexualité, impliquant une herméneutique interprétative propre à la tradition textuelle, mais qui, quel que soit le détour, aboutit à la reproduction de ce qu’il nomme la « matrice prescriptive ». Obéissance et transgression, contrôle des pulsions et des passions, le corps sert aussi et paradoxalement à l’expression du librearbitre de l’homme de se conformer à la Loi ou, dans le cas contraire, de subir des conséquences qui vont au-delà de lui-même et entraînent la collectivité ainsi que son destin. S’il ne se conforme pas au code de l’imitatio dei, l’homme, par la déviance, désacralise son corps ; il devient responsable de son exil de Dieu et des autres (sous-entendu ses coreligionnaires). Jean Baumgarten énumère les attitudes, les gestes, les regards, tels qu’ils sont évoqués dans le Mishneh Torah de Maïmonide, le Shulhan Arukh de Joseph Caro, les Pirkei avot (traité des Pères dans la Mishna) ou le Zohar (« Livre de la splendeur ») attribué à Moïse de Léon, soit l’immense littérature qu’il a consultée et dont sont en partie restitués les passages en appendice. La présence de sang, les flux corporels, le flux séminal en particulier, sont l’objet d’une surveillance absolue. Toutes les maladies susceptibles d’être contagieuses sont éloignées comme impures ; elles sont les sanctions de conduites déviantes. Des règles d’évitement sont constituées ; celles-ci concernent aussi la mort : le prêtre s’en éloigne, il ne peut pénétrer dans le cimetière. À l’opposé, la mise à distance peut aussi être le fruit d’une recherche de pureté absolue, tel le nazir, le « séparé », s’amendant d’une faute ou ayant fait un vœu temporaire pour renaître transformé et réintégrer le corps social.
L’auteur rappelle les conflits doctrinaux entre les sectes de l’Antiquité ou ceux des différents courants rabbiniques afin d’expliquer la mystique qui y plonge ses racines, « tels des palimpsestes [qui] laissent entrevoir d’autres textes enfouis, cachés, dont il est possible de reconstituer le tracé et la texture ». Les anges prennent corps dans le Livre d’Hénoch ou Livre des palais, tout comme dans le Livre de la Création, le Sefer Yetsirah ;descriptifs et allégoriques, ceux-ci nous dévoilent non seulement le mystère de la création du monde, mais aussi une dimension poétique de la littérature hébraïque. La Kabbale – en rupture avec la philosophie juive médiévale de Maïmonide, marquée par l’influence d’Aristote – opère un retournement qui se caractérise par un retour à la corporéité comme réceptacle d’énergie, de flux et d’émanation des mondes supérieurs. Cette approche, non exempte de superstitions et de pratiques magiques, fut longtemps écartée tant par les rabbins que par les chercheurs de la science du judaïsme. Là encore, comme dans le prolongement de ses recherches antérieures, notamment sur le hassidisme, Jean Baumgarten en décrypte la logique interne, les fondements et l’historicité. Dans la tradition de pensée de la phénoménologie du corps, il nous laisse entrevoir ce qui caractérise une culture : son évolution, ses variantes, son homogénéité et, selon son mot, une « fenêtre ouverte sur les mondes supérieurs ».
[1]. Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1989.
Laurence Podselver
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