Le narrateur se nomme Renzi ; c’est le double imaginaire du romancier, dont on a lu l’an passé Cible nocturne. Ce livre se déroulait dans la pampa et un meurtre était également au centre du texte. Mais on se tromperait en ne voyant en Piglia qu’un auteur de romans policiers publiés en collection « blanche ». Les atmosphères comptent plus que les crimes ou les supposés crimes, et il en va ici comme dans le précédent roman ou dans le magnifique Argent brûlé qui l’a fait connaître en France.
Renzi arrive d’Argentine pour exercer comme visiting professor à la demande d’Ida Brown. Son travail porte sur William Henry Hudson, un anglo-argentin qui a longtemps vécu dans la pampa à l’époque où, ce n’est pas anodin dans ce roman, Joseph Conrad publiait l’essentiel de son œuvre. L’écrivain anglais d’origine polonaise inspire les agissements de divers personnages et parcourt ce texte, donnant son nom à la troisième partie. Kurtz est le pseudonyme que s’est attribué un jeune savant solitaire né de parents polonais, et qui se signale par des attentats mortels contre des scientifiques. Ce Thomas Munk n’est pas sans évoquer « Unabomber », dont les crimes ont défrayé la chronique entre 1985 et 1995.
Renzi, Ida Brown, Thomas Munk : c’est autour de ce trio que se construit l’intrigue, mais l’atmosphère qui règne dans la petite ville du New Jersey et la vision que le narrateur donne des États-Unis en cette période de première guerre du Golfe sont plus intéressantes et plus prenantes que l’intrigue elle-même.
Au moment où il arrive aux États-Unis, Renzi va mal. Ce qui semble chez lui un état chronique. Il est séparé de sa femme, souffre d’insomnie, fait des cauchemars, se sent mal à l’aise. La rencontre avec Ida sert de déclencheur à ce qu’au début il appelle une série, que faute de mieux on qualifiera de série exploratoire. Il rencontre Nina, chercheur à la retraite, spécialiste de Tolstoï. Devant la maison traîne Orion, un SDF lunaire, sorte de clochard céleste.
D’autres figures traversent ce roman de façon parfois imprévue, comme on entre dans une auberge espagnole, pour converser. Et puis l’Amérique que Renzi découvre est celle des banlieues à l’abandon, d’une pauvreté extrême incarnée par l’immigration hispanique toujours menacée. C’est aussi celle de la surveillance constante, des débuts d’internet et des traques. Munk est un idéologue solitaire, et le manifeste qui accompagne ses attentats trouve un écho chez tous les minoritaires, marginaux et révoltés d’un système verrouillé. Il n’est qu’à observer l’architecture des bâtiments, à étudier leur organisation, pour comprendre que rien n’est fait au hasard.
Heureusement, la distance du visiteur le rend sensible à une dimension humoristique des choses. Ida Brown mène la guerre contre l’université, affronte les pouvoirs et les autorités avec la fougue et la désinvolture qui s’imposent. Elisabeth, autre personnage que l’on croise dans le roman, est devenue experte en imperfection (sans doute se pencherait-elle volontiers sur ce roman dont la chronologie est quelquefois floue).
Le monde universitaire, ses tics et ses codes sont gentiment raillés. Don D’Amato, directeur du département et spécialiste de Melville, pousse très loin la passion des poissons, chez lui… Et Berkeley, où Renzi prolonge son enquête sur les liens supposés entre Ida et Munk, reste un incubateur hors pair de toutes les élucubrations possibles.
Restent le réel, la prison, la solitude et la mémoire. Renzi visite Munk dans un quartier de haute sécurité et le lieu lui rappelle son pays natal, les amis enfermés, la dictature. Il est toujours entre deux lieux, deux temps, menant en quelque sorte cette double vie qu’Ida menait également autrement, n’étant jamais là où on l’imaginait, ni celle que l’on croyait. De quoi demeurer dans le souvenir de Renzi qui lui offre ces pages.
Norbert Czarny
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