On n’est pas, dans ce livre, sur le terrain des statistiques, des discussions entre États membres de la Communauté européenne pour savoir si l’on doit, et dans quelles proportions, freiner l’immigration. On suit des trajectoires, on épouse des drames, on souffre avec, on se désole. Suprématie de la littérature. On ne dira jamais assez à quel point elle complète les données des médias, à quel point, grâce à elle, les drames deviennent concrets et leurs ressorts plus explicites malgré la confusion des situations.
Minh Tran Huy commence son récit par un cas étrange qui a bien plus à voir avec la psychiatrie et la psychanalyse qu’avec les « boat people » (expression que d’ailleurs elle n’utilise pas). Elle en a connaissance en visitant une galerie « quelque part dans le Queens » new-yorkais, où une « installation », dédiée à l’ouvrier gazier français Albert Dadas, attire son attention. Ce dernier, mort en 1907, souffrait de la « dromomanie », ou folie du fugueur, connue depuis les travaux du neuropsychiatre Philippe Tissié, qui en fit le sujet de sa thèse, Les Aliénés voyageurs : Essai médico-psychologique (1887), et qui surtout aida Albert dans ses dernières années à surmonter son mal. « Il partait sans but, sans cause, sans raison, et sans même savoir qu’il partait » et cependant, contradictoirement, il aspirait à se fixer.
Quelle relation Minh Tran Huy établit-elle entre l’ouvrier gazier français et Thinh, le cousin du père, mort vers la quarantaine dans un asile psychiatrique français ? Tous deux ont abandonné leur mémoire et leur identité, tous deux sont atteints d’un mal que leur entourage ne comprend pas.
D’Albert Dadas, l’auteur passe à la Somalienne Samia Yusuf Omar, née en 1991 à Mogadiscio, vedette éphémère des stades et de la télévision. Elle court parce qu’elle est douée pour ça, mais aussi parce qu’elle n’a pas d’autres moyens de sortir de la misère. « Filer sur la piste lui donnait le sentiment d’exister, c’était son talent ».
Mais la misère, justement, lui colle aux talons, elle n’a pas les moyens de s’entraîner correctement ni de voyager décemment. La patera qui aurait dû la conduire en Europe s’immobilise aux trois quarts de la traversée par manque de carburant et Samia n’a pas la force de nager jusqu’au bateau des garde-côtes, « prisonnière, comme Thinh l’avait été, de son exil géographique et mental ».
C’est par le biais de ces tragédies que la narratrice en vient à celles de sa famille. Non sans mal car, née et élevée en France, elle ne connaît pas bien l’histoire des siens, et son père, installé en France depuis ses études supérieures, est un taiseux.
Par bribes et avec du temps, elle découvrira comment ont vécu et comment sont morts ses grands-parents et ses cousins du côté paternel, sur fond de guerre constante : celle que les Vietnamiens livrent à l’occupant français dès 1945, celle qu’ils poursuivent contre l’armée américaine, celle enfin qu’ils se livrent les uns aux autres, communistes ou simples nationalistes.
On se remémore à cette occasion l’histoire troublée de ce pays depuis des décennies et notamment celle du Vietminh, créé dès 1941 par Hô Chi Minh, avec pour but d’abord de lutter contre l’occupation japonaise, puis de chasser l’occupant français. Ce parti comportait des communistes mais aussi des nationalistes non communistes, comme le sont la plupart des personnages du roman. À partir du moment où la guerre se poursuit avec les Américains, le mot « Vietminh » est remplacé par « Viêt Công », terme péjoratif dont l’équivalent français serait « cocos », utilisé par les Sud-Vietnamiens et leurs alliés américains afin de désigner les combattants du Front national pour la libération du Vietnam (FNL).
Minh Tran Huy n’entre pas dans les conflits idéologiques, elle raconte simplement mais sans schématiser comment les appartenances politiques réelles, ou supposées par les gouvernements en place, permettent de survivre, de passer une frontière, ou au contraire conduisent à la mort, à travers les trajectoires de l’oncle Tam, de l’oncle Bao, de la cousine Hoaï, du cousin Linh et du cousin Minh. Elle raconte comment, enfin, le père, après avoir laissé filtrer quelques éléments de son histoire, s’enfonce dans un silence définitif et dans l’amnésie. Si « le silence n’est pas l’effacement mais l’écrin du souvenir », il est aussi nécessaire à qui veut survivre en milieu hostile, à qui veut épargner aux siens des souvenirs trop douloureux. Quant à l’amnésie, elle est parfois le seul remède contre de trop grandes douleurs.
C’est ainsi que la narratrice, « capteuse » de sons par profession, devient « capteuse » de traces par devoir de mémoire, c’est-à-dire écrivain.
Marie Etienne
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