Le peintre s’est depuis longtemps ouvert un espace, un espace du bâtiment : grandes salles, enfilades de colonnes, parquets, escaliers… On peut devant ces tableaux, souvent de grande dimension, penser à ce triptyque de Heidegger : « bâtir, habiter, penser ». Et encore : « L’homme habite en poète. » Ou bien : « Ce sont les hommes comme mortels qui tout d’abord obtiennent le monde comme monde en y habitant. »
Je ne suis pas sûr que les toiles tendues par Taulé soient habitables. Mais les scènes qu’elles offrent à la vue, figées, sont un défi à la mort. Dans cet œuvre, tout se passe dans le présent – de l’offre et du temps. Sans doute, ses grands intérieurs sont ouverts. À leur extrémité, des paysages. Leur lumière joue avec les dégradés de l’obscur. Ni l’un n’est le passé, ni l’autre l’avenir, ni l’un la vie, ni l’autre le musée.
La vie apparaît quelquefois dans l’œuvre, représentée par des personnages, par des enfants, par une femme (Ingres ou Egon Schiele ?). Ou un homme. Ce fut peinture de peinture. Delacroix : devant un escalier conduisant on ne sait où (la question ne se pose pas), un daguerréotype du portrait du peintre les deux mains levées. « Brûlé au soleil » : ne pas chercher une clef dans un titre.
À la forte exposition du Moulin de Villeneuve, pas de portrait de peintre mais des peintures de peintures. Elles occupent le centre, voire presque toute la surface de la toile : Picasso (trois œuvres), Bacon (deux), Egon Schiele…
Qu’est-ce qui a guidé Taulé dans ses choix ? L’image d’un concept ? Les deux personnages de Picasso sont quasiment confondus en un seul par l’étreinte, l’absence de limite. Derrière eux (ou derrière cette figure singulière), venu de la porte, un long rectangle, un long rai de lumière. Delacroix écrivait dans son Journal : « Jamais de parallèles dans la Nature, soit droites soit courbes. Il serait intéressant de vérifier si les lignes régulières ne sont que dans le cerveau de l’homme. »
Dans les sciences, dans la pensée philosophique, dans sa propre pratique de l’art, Taulé est attentif à la notion de « limite », à celle de « seuil ».
La même grande salle du Moulin permet de faire circuler notre regard des peintures peintes à une toile comme Mnémosyne. La mémoire est inhérente à la peinture. À la pensée sans doute. Mais ici elle agit comme moteur, mise en route de la pensée plastique. Une des toiles « Picasso » s’accompagne d’une référence à la « chambre froide » de Raymond Roussel dans Locus Solus. Antoni Taulé, par son épouse, Laetitia Ney, duchesse d’Elchingen, morte d’un accident il y a peu d’années, est donc apparenté à l’auteur de Locus Solus. Ce n’est pas cette « filiation » que je trouverais dans ce tableau, mais chez l’écrivain un mode de représentation qui sera celui d’un peintre dont deux œuvres ont été reprises par Taulé, Bacon. Dans Locus Solus, les objets rencontrés sont pris dans « des sortes de chambres carrées » transparentes, vitrifiées. Comment ne pas les reconnaître, les retrouver, présentes dans beaucoup de figures de Bacon ?
L’espace de Taulé est un espace poétique. Delacroix disait encore : « Le poète se sauve par la succession des images, le peintre par leur simultanéité ».
Roussel et Bacon et Taulé ébranlent ma foi, pourtant vive, en Delacroix dans son Journal.
Georges Raillard
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)