On peut parler bien sûr d’une musique espagnole, d’une cuisine japonaise et d’une religion hindoue. Mais ces variations culturelles n’empêchent pas qu’avant tout la musique existe, la cuisine existe, la religion existe. Et la morale aussi, qu’elle soit utilitariste ou kantienne.
Il y a une grande dimension humaine, l’humour, qui est plus difficile peut-être à cerner que les autres. Aussi, avant de s’interroger sur ses expressions particulières (humour juif, anglais, français…), on pourrait déjà se demander ce que peut bien être l’humour.
J’en trouve une approche éclairante chez Arthur Koestler (1905-1983), cet intellectuel « engagé » né à Budapest et mort à Londres, ce touche-à-tout passionnant dont on ne parle plus beaucoup aujourd’hui.
Pour lui, l’humour se manifeste lorsqu’on est sur deux routes à la fois, sur « deux plans de référence dont chacun a sa logique interne mais qui sont incompatibles »(1). C’est ce que Koestler appelle la « bissociation », terme par lequel il établit « une distinction entre la routine de la pensée disciplinée dans un seul univers de discours […] et les types créateurs d’activité mentale qui opèrent toujours sur plus d’un plan ». Parmi les contextes dont la collision produit un effet humoristique, il cite : le sens figuré et le sens littéral ; le banal et le sublime ; deux codes de conduite inconciliables. Mais il y en a à profusion.
« J’entends mal et pourtant j’ai mes lunettes » : voilà une plaisanterie pas très drôle mais qui illustre bien la « bissociation » définie par Koestler ! Les chemins changent avec les pays et les langues ; mais l’humour est universel en ce qu’il fait se rencontrer deux routes que l’habitude avait destinées à évoluer en parallèle.
Pourquoi rions-nous, au fait ? Si nous rions, selon Koestler, c’est que « nos émotions ont une inertie et une persistance plus fortes que nos processus de raisonnement » : elles ne peuvent changer de direction en un instant comme sait le faire l’entendement ; « l’émotion accumulée, privée de son objet, reste en l’air et se décharge dans le rire ».
Koestler rapporte quelques blagues, dont celle-ci : Un médecin réconforte son client : « Votre maladie est très grave, on en meurt neuf fois sur dix. Heureusement que vous êtes venu me voir : je viens de soigner neuf clients qui avaient la même maladie, ils sont tous morts. » Pas de chance, il n’y en a toujours qu’une sur dix pour que ce patient guérisse : les règles des probabilités statistiques ne sont pas applicables aux cas individuels.
Parfois, les deux chemins en présence font l’objet d’un rapprochement qui ne stimule en rien l’esprit. Koestler cite Max Eastman qui, au sujet d’une plaisanterie fastidieuse, disait : « Ce n’est pas un calembour, c’est une expédition punitive. » Koestler désigne ces purs jeux d’assonances (dont la plupart des journaux sont très friands dans leurs titres) au moyen de cette formule savoureuse : « deux fils de pensée disparates attachés par un nœud acoustique ». Quant à la fantaisie et à la gaudriole (auxquelles on renvoie sans cesse l’humour, qui n’a pourtant rien à voir avec elles), elles ne poursuivent qu’un petit bonhomme de chemin à la fois !
Il peut arriver qu’on ne sache pas exactement sur quelles routes on se trouve : une route peut en cacher une autre, et on a cru n’en emprunter qu’une seule. D’où le « comique involontaire », les situations de quiproquo.
Comment vivre sans humour ? Sans détourner le sens des mots que les gens « sérieux » ou qui croient détenir un pouvoir quelconque vous lancent au visage ?
Les fanatiques, que rien ne peut divertir de leur route, désespérément unique, sont à l’exact opposé des humoristes. C’est pourquoi ils cherchent – et parviennent malheureusement parfois – à les détruire.
1. Arthur Koestler, La Quête de l’absolu, Calmann-Lévy, 1981, p. 312.
Thierry Laisney
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