Le scientisme (libéré de toute connotation péjorative) est le point de vue sur l’univers qu’Alex Rosenberg voudrait nous faire partager. Il se résume dans cet énoncé, que l’auteur lui-même présente comme un axiome (proposition qui n’a pas à être démontrée et d’où découle une théorie) : la physique établit tous les faits, dans tous les ordres possibles. C’est une position physicaliste, matérialiste. Rien n’existe en dehors de la matière. Et seule la science peut prétendre à la connaissance de la réalité.
Mais nous avons du mal, selon Rosenberg, à admettre les réponses de la science. Tout vient d’une propension que la sélection naturelle (l’auteur se réfère sans cesse à la théorie de Darwin) a inculquée en nous les humains. Pour survivre, nos ancêtres ont dû se forger une « théorie de l’esprit », leur permettant de prédire le comportement des autres, de percevoir leurs motifs, les significations qu’ils attachaient aux choses. C’est ainsi que les humains voient tout comme obéissant à des motifs, malveillants de préférence : nous sommes tous, de façon native, des théoriciens du complot ! Il nous faut des récits, des histoires, des intrigues.
Or, la science ne satisfait pas à cette exigence invétérée. Même si la chronologie est essentielle à certaines disciplines scientifiques (biologie, géologie, cosmologie), la véritable œuvre d’explication ne réside pas en elle. Les lois de la nature, dit Rosenberg, ne se soucient pas de l’ordre du temps : elles sont réversibles. Seule échappe à cette règle la deuxième loi de la thermodynamique, selon laquelle l’entropie (autrement dit le désordre) s’accroît presque toujours.
Nous voilà donc mal équipés pour comprendre la réalité : la nature a construit nos esprits pour d’autres buts. D’où une série d’illusions.
La plus profonde (la plus difficile à saisir, aussi) est celle qui consiste à croire que nos pensées peuvent s’appliquer à un objet déterminé, être à propos de cet objet (propriété de l’aboutness, dont la « philosophie de l’esprit » fait le caractère constitutif du mental). Or, le cerveau, avec lequel se confond l’esprit dans la conception réductionniste de l’auteur, n’est que matière et ne peut renvoyer à un autre fragment de la matière. Une carte postale se rapporte à une ville, un panneau sur la route à une prescription, mais Rosenberg s’emploie à montrer qu’attribuer un pouvoir de ce genre au cerveau reviendrait à postuler une chaîne d’interprètes neuronaux qui nous mènerait à une régression à l’infini. En réalité, l’acquisition et le stockage d’informations relèvent d’aptitudes qui se traduisent par une organisation déterminée des circuits neuronaux.
Cette illusion serait à l’origine de toutes les autres. L’introspection, démentie par la science, nous persuade de l’existence du libre arbitre, mais, aux yeux du déterministe Rosenberg, pour agir librement il faudrait pouvoir remonter à l’origine de l’univers et changer le cours des choses. Des études auraient d’ailleurs prouvé que « les décisions conscientes se produisent trop tard dans le processus pour être même impliquées dans le choix ».
Autre illusion, l’idée que le corps envelopperait un moi, muni d’un point de vue particulier ; idée qui ne serait tenable que si le self n’était en rien matériel : un pur point géométrique. Certains ont tenté de réfuter le physicalisme en soutenant que la subjectivité de l’expérience se dérobait à toute description scientifique, comme par exemple le philosophe américain Thomas Nagel qui, à cette fin, s’est demandé ce que cela faisait d’être une chauve-souris (« What is it like to be a bat? », 1974). Pour Rosenberg, de tels arguments montrent uniquement qu’on prend l’introspection trop au sérieux.
La conviction que nous avons besoin de donner un sens à la vie est une autre illusion venue de l’introspection. La biologie – comme la physique – élimine pourtant toute explication téléologique : la vie n’a pas de but, pas de signification. Mais les humains ne peuvent s’empêcher de se raconter des histoires, se trompant sur le pourquoi et le comment de ce qui a pu se dérouler. Ce n’est pas, dit l’auteur, parce que leur vie manquerait de sens que certains d’entre nous se suicident, mais parce que leur circuit neuronal réagit à une souffrance insupportable. Rosenberg est d’ailleurs un partisan résolu des antidépresseurs, le pire étant selon lui d’accorder à la dépression une valeur en soi.
Quant à l’histoire, source incomparable de divertissement, elle n’a pas non plus de signification ni d’objet. Elle ne peut avoir de direction quand les individus en sont dépourvus. Elle ne peut relever que du storytelling. « La leçon de l’histoire – tant naturelle qu’humaine – est qu’il n’y a pas de leçons à en retirer. »
La position d’Alex Rosenberg le conduit au nihilisme, mais à un nihilisme « sympa » (nice nihilism). La place de la morale dans un monde sans but peut sembler problématique. Pourtant, la plupart des êtres humains reconnaissent les mêmes valeurs fondamentales, et, selon notre auteur, se conduisent décemment à l’égard d’autrui (une impression que ne confirme pas forcément l’expérience quotidienne ou le spectacle du monde). La raison en est que ces principes partagés sont les garants de la survie et de la reproduction humaine. La moralité ne peut donc être qualifiée de vraie ou de juste ; elle est seulement appropriée du point de vue biologique. Ce n’est qu’en apparence que parfois elle s’oppose à l’explication évolutionniste. Globalement, les êtres humains ont intérêt à ne pas être égoïstes.
La conception déterministe entraîne, d’autre part, des conséquences morales et politiques importantes. L’opinion dominante nous dit que le mérite plus ou moins grand justifie les inégalités ; la difficulté est que les talents et les aptitudes « ne sont jamais librement acquis ou exercés ». La justice pénale opte pour le libre arbitre ; mais si rien jamais n’est mérité, la punition, notamment, n’a pas de sens. Le droit pénal devrait plutôt viser à la protection des uns, à la rééducation des autres. Pour Rosenberg, le crime doit être regardé comme la maladie, la prison comme l’hôpital. Il relève, par ailleurs, le risque terrible auquel nous exposeront les progrès des neurosciences : la prise en compte de la dangerosité d’un individu qui n’aura commis aucun crime.
Chemin faisant, Rosenberg passe sous le rouleau compresseur de son matérialisme toutes les activités humaines qui ne ressortissent pas à la science, à sa conception de la science. Les humanités nous accompagneront toujours, elles sont notre première nature. Elles peuvent constituer davantage qu’un passe-temps, mais, quand on en vient à la compréhension réelle, nous ne devons voir en elles que des symptômes. Elles dissimulent parfois leur puissance d’illusion sous le masque de la science, en se proclamant, par exemple, « sciences de l’interprétation ».
Pour être péremptoire, Alex Rosenberg n’en est pas moins intéressant. Il est bon, cependant, de contrebalancer par d’autres lectures (1) celle de son ouvrage. Et de remarquer que le matérialisme qui le gouverne ne l’aura pas privé de nous livrer un point de vue particulier sur le monde ; de le faire au moyen de récits (l’histoire des développements scientifiques, par exemple) ; de faire prévaloir ce qui n’est finalement qu’un système de croyances.
- Par exemple : Benjamin Libet, L’Esprit au-delà des neurones. Une exploration de la conscience et de la liberté, trad. française d’Alessia Weil, éd. Dervy, 2012.
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