Bartók est né en 1881 dans une petite ville de Hongrie. D’abord reconnu comme pianiste, il ne cessera jamais de donner par monts et par vaux des concerts (où il mêlait des œuvres de sa composition à des pièces du répertoire). Cependant, la capitale hongroise reste son port d’attache : il demeurera pendant plus de trente ans professeur de piano à l’Académie de musique de Budapest.
Devant la tournure que prennent les événements au moment de la Seconde Guerre mondiale (« L’influence fatale des Allemands augmente régulièrement en Hongrie, et le temps ne semble pas loin où nous allons devenir pour ainsi dire une colonie allemande »), Bartók souhaite quitter son pays. Il hésite ; la mort de sa mère, fin 1939, lui fait larguer les amarres. Il part pour les États-Unis en 1940, avec l’esprit de retour, mais meurt en exil, le 26 septembre 1945 à New York. « Il est bien dommage que je doive partir alors que ma valise est encore pleine », a-t-il dit à plusieurs reprises.
Les voyages que Bartók a aimés, ce sont ceux qu’il a effectués pour collecter des chants populaires (en collaboration, pour une bonne part, avec son compatriote Zoltán Kodály). Cette recherche a représenté pour lui une véritable raison de vivre, quelque chose d’aussi important que son activité proprement créatrice. Bartók est devenu peu à peu un ethnomusicologue de réputation internationale : conférences, éditions critiques, etc. Son travail se partage entre le folklore magyar et celui des minorités présentes sur le territoire hongrois : slovaques et roumains (il fera aussi un voyage d’étude en Algérie, un autre en Turquie).
Bien sûr, Bartók compositeur s’est abreuvé à la source des innombrables chants qu’il a recueillis. Il a défini lui-même comment peut se manifester dans la musique savante l’influence de la musique populaire. Une première possibilité consiste à prendre telle quelle une mélodie paysanne, dont l’accompagnement – qui doit dériver du caractère de cette mélodie – est alors secondaire. Ou bien l’air joue le rôle d’une « devise », dit Bartók : l’important est ce qui le soutient et l’entoure. Ou bien encore le musicien a tellement assimilé la langue populaire que ses œuvres font entendre un « folklore imaginaire » (expression due à Serge Moreux, le premier biographe français de Bartók).
C’est peut-être sous l’influence de la musique folklorique que Bartók n’a jamais résolument versé dans l’atonalité (ce qui a suffi d’ailleurs à lui valoir quelques détracteurs). Une musique populaire atonale, en effet, est difficilement concevable. Bartók n’a jamais dénigré en aucune manière la révolution – symbolisée par le nom de Schönberg – du dodécaphonisme, mais il n’y a pas adhéré : il a déclaré expressément ne vouloir dépendre d’aucune règle préétablie.
Qu’est-ce que l’atonalité ? C’est le refus de toute polarité, le rejet de la primauté d’une note sur les autres. C’est un leurre pour Bartók : dans une composition musicale, il y aura toujours quelque chose qui attire l’oreille et s’impose comme un pôle. Cependant, la musique de Bartók exalte les dissonances, et l’impression laissée sur les auditeurs en certains passages (comme dans les sonates pour violon et piano ou dans Le Mandarin merveilleux) se distingue mal de celle que produisent des œuvres délibérément atonales. À ce propos, Bartók critique ceux qui, ne pouvant se raccrocher à rien dans une musique, ont tôt fait de la qualifier d’« atonale ».
Bartók ne pratique certes pas la tonalité du XIXe siècle. Et le folklore est lui-même un gage de renouvellement : les mélodies populaires n’utilisent pas prioritairement le modèle constitué par la gamme de do majeur (prééminent pendant trois siècles). Elles recourent surtout à ce qu’on appelle parfois les « modes ecclésiastiques » : mode de ré, de mi, de fa, de sol (respectivement, pour faire plus savant : dorien, phrygien, lydien, mixolydien)… Pour comprendre ce qu’est le mode de ré, par exemple (et si vous avez un clavier à la maison), jouez toutes les touches blanches de ré jusqu’à ré et vous entendrez que ce n’est pas la même chose qu’en partant de do (l’ordonnancement des tons et des demi-tons est différent).
Beaucoup de pièces de Bartók peuvent ainsi être rattachées à un mode déterminé. Mais il peut aussi combiner plusieurs modes (polymodalité), ce qui favorise alors le chromatisme (succession de demi-tons : jouez au piano une série de touches consécutives, noires comme blanches). Héritée du folklore, Bartók emploie également l’échelle pentatonique (cinq sons au lieu des sept usuels). Il se forge encore ce qu’on a pu nommer la « gamme de Bartók » : do-ré-mi-fa#-sol-la-sib-do. Bartók a un penchant pour l’intervalle de quarte augmentée (assez dissonant pour que, quelques siècles plus tôt, les théoriciens l’aient baptisé « diabolus in musica »). Dans ce qui est souvent considéré comme le chef-d’œuvre du compositeur, la Musique pour cordes, percussion et célesta (1936), le premier mouvement commence dans la tonalité de la et culmine dans celle de mi bémol (deux notes séparées par l’intervalle en question).
Outre celle du folklore, Bartók, dans sa jeunesse, subit l’influence de Liszt (maître de la « transformation thématique »), de Wagner, de Brahms, de Richard Strauss… Plus tard, son ami Kodály lui fera partager son admiration pour Debussy. Debussy, dira Bartók, « a restauré le sens des accords chez tous les musiciens » : les accords qui ne sont plus seulement des fonctions, mais surtout des couleurs. Debussy, c’est aussi l’utilisation d’une nouvelle échelle : la « gamme par tons ». Après 1925, Bartók va puiser à la musique « objective » de Stravinsky et, d’autre part, à l’art du contrepoint libre que lui révèlent les clavecinistes italiens de l’époque baroque.
Bartók affectionne les formes « en arche » (ou « palindromes »), qu’on peut schématiser ainsi : ABCBA. Par exemple (on pourrait parler aussi des Quatuors et de bien d’autres pièces), les cinq mouvements qui constituent le Concerto pour orchestre (1943) « s’ordonnent en miroir autour de l’axe central formé par le mouvement lent, Elegia ». Cette symétrie chère au compositeur ne régente pas que le plan d’ensemble de ses œuvres, mais aussi les structures plus petites : mouvements, sections, phrases. Encouragés par ces préoccupations, certains musicologues ont voulu trouver chez Bartók des proportions arithmétiques (nombre d’or, série de Fibonacci), mais, comme le montre Claire Delamarche, ce genre de découvertes ne peut se réaliser qu’en sollicitant un peu trop les textes. Plus convaincante sans doute est l’idée que dans la musique de Bartók les procédés de symétrie ont remplacé l’harmonie tonale comme moyen d’organiser les hauteurs de notes.
Pour entrer dans l’œuvre et le langage de Bartók, rien n’égale les pièces auxquelles il a assigné une destination pédagogique. C’est le cas des Quarante-quatre duos pour deux violons, « véritable école des styles et des techniques de composition » ; c’est le cas de Mikrokosmos, un ensemble de 153 pièces pour piano où s’exprime l’essentiel de Bartók du point de vue de la modalité, du rythme, du contrepoint, du traitement de la dissonance, etc.
Parfois, Claire Delamarche tente des rapprochements (aventurés par définition) entre musique et biographie (il est vrai qu’une profession de foi de Bartók lui-même, citée page 161, a pu l’orienter sur cette voie) ; en certains endroits, elle cède à un discours un peu trop « littéraire » sur les œuvres. Mais ces petits défauts (si fréquents dans les livres sur la musique) ne diminuent guère l’intérêt de sa monographie, qui consacre – et c’est là l’essentiel – une large place au langage musical du compositeur. Grâce, en particulier, à tous les documents et témoignages réunis (extraits de lettres, articles de journaux, etc.), la sympathie, chemin faisant, s’ajoute à l’admiration ; oui, le livre fermé, Bartók nous est plus proche.
Thierry Laisney
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