La particularité des œuvres d’art dans leur rapport à l’histoire, c’est qu’elles sont avant tout des fragments du présent, d’un présent qui défie l’éloignement du temps. Le passé politique, quant à lui, ne demeure présent qu’indirectement, par les effets qu’il produit : « par des récits ou des vestiges ».
Cette distinction, idée-force du livre, n’a pas toujours orienté la pratique des historiens : la prééminence de l’histoire politique s’est traduite par l’influence très nette de l’histoire événementielle sur l’histoire de la musique. Celle-ci s’est souvent écrite à partir de quelques œuvres dues à quelques compositeurs, comme autant d’événements et de héros. On a parfois assimilé la « grandeur » musicale aux « grands hommes » de l’histoire. Pourtant, comme le remarque malicieusement Dahlhaus, « Personne n’a eu de fardeau particulier à porter du fait de l’autorité musicale qui émanait de Beethoven ».
Les historiens de la musique ont eu aussi tendance à mettre résolument en valeur l’innovation, l’originalité dont faisaient preuve certaines œuvres, généralisant ainsi à tout le passé un impératif qui ne s’est imposé qu’à partir du XVIIIe siècle. L’individualité du compositeur elle-même n’a pas toujours compté. Pour un musicien du XVIIe siècle, les œuvres des anciens illustrent une norme plus qu’elles ne constituent des créations uniques. Et François Couperin, dans un autre registre, dit encore : « j’aime mieux ce qui me touche que ce qui me surprend », une de ces phrases à même de guider une vie entière.
L’historien ne retient pas des œuvres leur seule présence esthétique ; elles peuvent valoir surtout par leur portée historique, l’influence qu’elles ont eue sur d’autres œuvres. Ainsi des opéras de la Camerata florentine qui marquent les débuts d’un genre. Inversement, de grandes œuvres peuvent être dépourvues d’un impact historique particulier.
Il s’agit donc pour Dahlhaus – cette conciliation est essentielle à ses yeux – de « rendre justice à la fois à l’historicité et au caractère artistique des œuvres musicales ». L’esthétique et l’historiographie sont deux points de vue qui décrivent le même objet, chacun prenant à l’autre quelques-uns de ses éléments.
Mais qu’est-ce que l’histoire ? « L’histoire n’est pas le passé en tant que tel, mais ce que la connaissance historique parvient à en saisir : en d’autres termes, ce que l’historien attrape dans son filet. » Sur la base de documents, l’historien construit des faits, qu’il retient en fonction de l’intérêt heuristique qu’il poursuit. Qu’est-ce que l’historien de la musique va désigner comme appartenant à l’histoire ? Un fait de l’histoire de la musique est « déterminé par des représentations variables [elles-mêmes historiques, bien sûr] de ce qu’est la musique ».
L’opération de l’historien n’est pas purement subjective. S’il n’existe pas de fait brut, il existe des faits plus solidement établis que d’autres. La sélection des œuvres considérées comme significatives doit être le résultat « de jugements et de décisions formant un tout cohérent » : l’objectivité suppose leur validité intersubjective ainsi que leur pertinence par rapport à l’objet en question. Dahlhaus prend l’exemple d’un historien qui n’aurait aucune inclination pour la musique de Gluck ; il ne l’écartera pas pour autant de l’histoire de la musique. Une historiographie consciente d’elle-même ne verse pas dans le relativisme.
L’auteur dénonce les oppositions trop tranchées. Ainsi, il n’est guère possible de distinguer une musique qui revêtirait une fonction particulière d’une musique « autonome ». Des œuvres peuvent d’ailleurs avoir une fonction bien établie à un moment de l’histoire (fonction liturgique pour les cantates de Bach, notamment), qu’elles perdront ensuite sans cesser d’exister. On ne peut pas non plus séparer les jugements de valeur des jugements de fait. Si, par exemple, on examine ce qui a justifié pour certains compositeurs l’abandon de la tonalité vers 1910, il est difficile de ne pas prendre parti dans la présentation même de leur position.
Dahlhaus – qui n’entend pas que les œuvres d’art soient cantonnées à leur valeur de document témoignant de l’esprit ou de l’organisation sociale d’une période ou d’une nation – s’en prend aux théoriciens marxistes de l’histoire. Pour Marx, au moins dans une société non émancipée, l’art déforme notre vision de la réalité matérielle. Selon certains de ses émules, par exemple, le ton d’humanité de la musique de Haydn serait l’expression d’une fausse conscience « par laquelle l’époque cherchait à oublier et à minimiser l’inhumanité qui dominait la pratique sociale ». Pour Dahlhaus, Marx a élevé au rang de principe général de l’historiographie un état de choses qui appartenait en propre à son époque : la dimension économique ne constitue pas l’instance suprême pour toutes les périodes de l’histoire. Et, d’ailleurs, cette dimension peut-elle jamais être opérante en histoire de l’art ? L’auteur donne l’exemple de l’argument captieux qui prétendrait expliquer la théorie musicale antique sous le seul éclairage de la « société de l’esclavage ».
Dahlhaus décèle dans le marxisme ce qu’il appelle le « postulat de la totalité » : la musique n’a pas d’histoire, seule la société dans laquelle elle s’inscrit en a une. Or, pour Dahlhaus, le contexte à prendre en compte change avec l’objet qu’on envisage ; ainsi, il est inutile « de parler de la société lorsqu’on cherche à décrire l’évolution de la relation entre forme sonate, tonalité et chromatisme au XIXe siècle ». L’auteur tient beaucoup à la notion de « non-contemporanéité du contemporain », qui discrédite, notamment, ces panoramas chronologiques où l’on prétend éclairer une époque en juxtaposant tout ce qu’elle a produit de marquant dans tous les domaines. Et s’il n’y avait pas de rapport entre les différents composants ? L’« esprit du temps » est une chimère.
D’autres réductionnismes nous menacent, celui d’une certaine psychanalyse par exemple. Faut-il connaître les enjeux psychanalytiques de la relation que Beethoven entretenait avec son neveu Karl pour comprendre ses œuvres tardives ?
L’auteur, qui désire se tenir à égale distance « des divers groupes de dilettantes et de zélotes », se prononce pour un pluralisme méthodologique. Il est illusoire de penser que les faits se soumettront docilement à tous les modèles qu’on voudra leur imposer. L’historien doit sélectionner certains éléments d’explication en se fondant sur des critères rationnels. Le pluraliste refuse en tout cas de présupposer l’existence d’une hiérarchie déterminée des facteurs d’explication. « L’éclectisme n’est certes pas une philosophie de grande envergure, dit Dahlhaus, mais pour un historien, c’est une philosophie tout à fait raisonnable et praticable. »
Conciliateur dans l’âme, Carl Dahlhaus opte pour une histoire structurelle (qui combine la description des phénomènes historiques et des conceptions esthétiques), sans que celle-ci exclue l’histoire événementielle. Il envisage une histoire de la musique qui retiendrait, plus que les dates de composition des œuvres, l’époque de leur réception optimale. Pour prendre un seul exemple, les années 1920 ont constitué un point culminant dans l’histoire de la réception des symphonies d’Anton Bruckner (1824-1896).
En conjuguant présence esthétique et portée historique, nous écrirons – la formule est plusieurs fois utilisée par Dahlhaus – une histoire de la musique en même temps qu’une histoire de la musique.
Thierry Laisney
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