Certains auteurs vont jusqu'à s'étonner qu'un morceau de musique puisse être triste (ou joyeux, ou revêtir toute autre qualité émotionnelle) puisqu'il est, par nature, dépourvu de conscience et de vie. Mais leur étonnement a de quoi surprendre : « triste » ne s'applique pas qu'aux personnes.
S'il en était besoin, le dictionnaire nous révélerait que « triste » a un autre sens, destiné aux choses : est triste ce qui exprime le chagrin, est inspiré par la mélancolie, etc. Et c'est là que commence véritablement tout le problème. La plupart de ceux qui y ont réfléchi pensent que la musique possède des propriétés expressives en elle. Dire d'un morceau qu'il a la propriété d'être triste est énoncer quelque chose de littéralement vrai, aussi vrai que lorsqu'on reconnaît à une pièce en sol mineur la qualité d'être écrite dans cette tonalité. Contrairement à la conception formaliste incarnée au mieux par Hanslick au XIXe siècle qui leur déniait toute pertinence, les propriétés émotionnelles sont des propriétés esthétiques comme les autres.
Comme les autres ? Pas tout à fait. Ce sont, pour emprunter aux philosophes analytiques leur terminologie, des propriétés « émergentes » : on doit les considérer en tant que telles mais elles naissent d'autres caractéristiques (tonalité, tempo, etc.) d'une réalité plus tangible. Ajoutons qu'une musique peut être triste en vertu de conventions (l'utilisation du mode mineur, en particulier, ou celle du chromatisme) ou d'associations (tel morceau est traditionnellement joué lors de funérailles, par exemple).
Mais nous ne savons toujours pas comment une musique peut exprimer la tristesse. Certaines théories dites « de la ressemblance » essaient de l'expliquer. Une musique serait « triste » parce qu'elle sonne ou se meut comme une personne triste. Pour le philosophe américain Peter Kivy, la musique est à même de partager les « contours » de la voix ou de l'attitude d'êtres en proie à la tristesse.
Et puis il y a la théorie du saint-bernard : le « visage » d'un saint-bernard, qui heureusement n'exprime pas la tristesse de son détenteur, affiche les caractères de cette émotion. Il est un peu la caricature du visage humain quand celuici exprime la tristesse. Il en va de la musique comme du saint-bernard : on peut y lire les traits de la tristesse sans qu'elle exprime la tristesse de quelqu'un en particulier.
Peut-être est-ce une tendance à l'anthropomorphisme qui nous suggère une ressemblance entre la musique et l'univers de l'émotion humaine. Après tout, pourquoi ne pas comparer les événements qui se produisent dans un morceau de musique à des phénomènes naturels, par exemple ? Kivy donne de cette propension une explication évolutionniste : pour la survie de l'espèce, on a toujours intérêt à animer l'inanimé. Il vaut mieux prendre un bâton pour un serpent que l'inverse. Quelle qu'en soit l'origine, animer l'inanimé est aussi un acte poétique, comme lorsque dans les nuages nous voyons des figures. D'ailleurs, la musique elle-même anime tout sur son passage : elle fait imaginairement danser les êtres qui l'entourent sans l'entendre, et parfois défiler des visages disparus.
La théorie du saint-bernard (qui, par métonymie, désigne toutes les théories de la ressemblance) a certes ses limites. Elle ne peut rendre compte que d'états émotionnels se manifestant par des intonations vocales ou des comportements expressifs caractérisés. Parmi les propriétés de la musique, y a-t-il place pour la résignation, l'espoir, le mépris de soi-même ? Il semble que personne (pour le dernier exemple, en tout cas) n'en juge ainsi. Surtout, la théorie du saint-bernard ne nous dit pas pourquoi la musique nous touche (parfois) davantage que le « visage » d'un chien.
C'est pour cette raison que des auteurs se sont attachés aux émotions qu'éveille la musique plus qu'aux sentiments qu'elle exprimerait. Cela rejoint le troisième sens de « triste » dans le dictionnaire : « qui chagrine, afflige ». Écartons les états émotionnels que Hanslick qualifiait de « pathologiques » : nous sommes quelquefois dans des dispositions psychiques telles que « la plus banale romance/M'est l'éternelle poésie » (Aragon, Le Roman inachevé). D'autres fois, certaines musiques peuvent nous bouleverser pour des raisons extra-musicales : morceau lié au souvenir d'un être cher, Marseillaise qui fait frissonner.
Hormis ces cas, la musique peut-elle, à proprement parler, susciter des émotions ? Voici une autre théorie, défendue notamment par le philosophe américain Jerrold Levinson : la théorie de la persona. Nous imaginerions dans la musique une personne (le compositeur éventuellement, mais ce peut être toute autre voix) qui éprouve les états qu'elle exprime, et que par empathie nous ressentirions à notre tour. Cette façon de voir a l'avantage sur la théorie du saint-bernard de répondre à la diversité des états intérieurs que la musique peut exprimer, mais l'inconvénient de postuler l'existence d'une entité pour le moins problématique. Cependant, elle est assez appropriée pour nombre d'oeuvres romantiques.
Le philosophe anglais R. G. Collingwood s'opposait à l'idée selon laquelle l'art viserait à susciter des émotions : cela reviendrait, en musique, à manipuler les auditeurs. Pour lui, l'expression en art n'affiche pas les symptômes de l'émotion, celle-ci y est un objet construit intentionnellement et l'expression individualise une émotion.
Un autre point a agité les penseurs : la question des émotions « négatives », laquelle a pu être énoncée sous la forme d'un syllogisme incohérent : 1. Les gens évitent les émotions négatives ; 2. La musique en provoque parfois ; 3. Les gens ne l'évitent pas. La seconde prémisse est fausse, et peut probablement faire échec à la théorie qui veut que la musique éveille des sentiments (ceux de la persona) chez l'auditeur. En effet, l'écoute d'une musique triste n'a jamais, à elle seule, plongé qui que ce soit dans la tristesse. Dans une musique « mélancolique », l'auditeur admire une expression particulière de la mélancolie. Et cette contemplation le rend, sans doute, plus heureux que chagrin.
Il est probable que la tristesse soit à la musique selon les termes d'O. K. Bouwsma, un autre philosophe américain ce que le rouge est à la pomme plutôt que ce que l'éructation est au cidre. Mais la façon dont une musique possède les qualités expressives qui sont les siennes demeure un mystère.
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