En tout cas, le lourd dossier belge, celui d’un pays de moins de deux siècles qui menace sans cesse d’éclater, et depuis quelques années de plus en plus nettement, est constamment resté présent, depuis Le Mal du pays publié au Seuil en 2003, au centre de ses préoccupations. Toutefois, jusqu’à aujourd’hui, c’était sous la forme, plutôt classique et confortable, de l’essai, très enlevé mais néanmoins historique et sérieusement documenté, qu’il s’était lancé, pour La Spectaculaire Histoire des rois des Belges notamment (Perrin, 2007), dans l’aventure de parler d’un pays qui existe avec force et constance mais semble conjointement aspirer à ne plus exister.
Or Le Bonheur des Belges est un roman et Patrick Roegiers un romancier d’une véritable originalité, inventeur d’intrigues insolites et goguenardes (voir par exemple L’Oculiste noyé, Seuil, 2001, suite de nouvelles liées d’une singulière verve) et d’une langue qui lui est absolument personnelle, coruscante et étrange, toute de coq-à-l’âne et de jeux de mots, faut-il dire hyper-littéraire ou, simplement, belge ?
Se posait donc la délicate question de la mise en roman du dossier belge. Hugo Claus s’y était essayé dans Le Chagrin des Belges, rédigé en flamand. À son analyse réaliste et déprimante, Patrick Roegiers, qui inclut, parmi des dizaines d’autres personnages, son prédécesseur dans sa fiction, fait un écho à la fois admiratif et irrévérencieux, en réclamant une autre clé pour ouvrir le coffre où se dissimule le secret de la belgitude, la clé du bonheur. D’un bonheur parfait ? Attendons pour voir.
Qu’il suffise d’abord de constater – et du point de vue de l’art c’est l’essentiel – que la gageure du traitement romanesque appliqué à un sujet qui relève soit de la psychologie des peuples, soit de la sociologie politique, est ici relevée avec un brio étourdissant et que, si le bonheur d’une entité aussi confuse que la Belgique paraît sujet à caution, celui du lecteur est sans mélange.
Afin de suivre son petit bonhomme de chemin pour raconter la joie de vivre comme essence de sa communauté d’origine, le romancier donne la parole à un petit bonhomme de gamin, bloqué dans son évolution à onze ans par le bon plaisir souverain de la fiction, qu’exercèrent aussi Charles de Coster, créateur de Thyl Ulenspiegel, ou Hergé en dessinant Tintin. Mais il ajoute à cette première qualité du personnage narrateur, celle de l’âge tendre, un don de traverser les siècles et de rencontrer, pour lui servir de mère car il est orphelin, ou d’éducateur car il est avide de s’instruire, n’importe qui, illustre ou inconnu, réel ou inventé, vivant ou mort. Quelle idée d’escroc ! comme dirait Roegiers, qui multiplie dans son livre les exclamations faussement extasiées. Une idée qui permet toutes les incongruités historiques, tous les carambolages stylistiques faisant se heurter le flamand et le français, le trivial et le poétique, le récit et le dialogue, le sérieux et le vers de mirliton, Hugo (Victor et non pas Claus) et le titi d’outre-Quiévrain, comme ça, d’entrée de jeu, sur le champ de bataille de Waterloo !
Est-ce facile à réussir, ce genre d’escroquerie ? Pas du tout ! Il y faut une plume légère, l’énormité lassant vite alors qu’en ces pages le lecteur, qui va de surprise en surprise et vacille légèrement comme un homme ivre de tant de scènes vues, de tableaux reproduits en noir et blanc et commentés, de bières bues et de recettes ingurgitées (on aime manger en Belgique, s’empiffrer même), ne s’ennuie jamais et applaudit aux tours que l’escroc prestidigitateur sort incessamment de son chapeau, sans oublier qu’au théâtre de Robert Houdin on doit avant tout cultiver l’art d’interrompre une séquence à temps.
Le petit lutin sans nom mais assez audacieux pour s’embarquer dans la nacelle de Nadar, dont le ballon, baptisé Le Géant, s’envola de Bruxelles, ou pour chevaucher Bayard, le coursier des quatre fils Aymon, héros d’une chanson de geste française du XIIe siècle mettant en scène Renaud de Montauban, profite surtout de la volonté d’exhaustivité de son auteur, qui entend ne rien oublier des ressources joyeuses de la Belgique, pour parcourir de long en large la surface du plat pays, pas si plat du reste puisqu’il comporte des hauteurs grimpées avec ardeur par les hardis cyclistes de Flandre et d’ailleurs. Il ressemble ainsi moins au Manneken Pis, emblème malicieux de Bruxelles, qu’à Nils Holgersson, le tonte à demi maléfique de Selma Lagerlöf. Comme ce dernier qui traversait la Suède, il sillonne la Belgique ou plutôt la contemple souvent de haut, et ne néglige aucun village reculé pour peu que s’y perpétue une histoire vraie ou une légende de nature à illustrer l’au moins double Belgique, dont nous remarquons pourtant que la part flamande est nettement privilégiée au cours du voyage.
En hommage à Claus ? Ce serait un peu court et on peut donc se demander pourquoi. Mais il est facile de comprendre un tel choix en se reportant à la note de la page 427, qui affirme ceci : « À l’image du héros qui se cherche un père, tous les Belges véritables sont les fils de Bruegel », c’est-à-dire de quelqu’un à l’époque de qui il n’y avait ni Wallons ni Flamands.
Il s’agit de Pieter Bruegel, dit l’Ancien, bien entendu, né près d’Eindhoven vers 1525, membre de la Guilde des peintres d’Anvers dès 1551, et fixé seulement en 1561 à Bruxelles où il mourut en 1569. Fils spirituel de Hieronymus Bosch, le maître de la peinture hollandaise qui le précède d’un siècle, Bruegel est comme lui partagé entre une exubérante vitalité et un noir pessimisme. Roegiers le tient pour le Belge par excellence, et détaille avec précision les merveilleuses scènes d’hiver de ses tableaux où s’agite une humanité affairée et remuante, joyeuse si l’on veut à condition de savoir qu’une telle joie peut être satanique et que, parmi les patineurs qui décrivent sur les étangs gelés les figures heureuses du simple enchantement d’exister, se démène aussi Marc Dutroux (Roegiers l’a glissé là malignement), qui racolait en effet ses jeunes victimes dans les patinoires où il sinuait en champion. Nous y voilà : certaine duplicité belge est bien moins superficielle que l’antagonisme wallon/ flamand, si le bonheur belge constitue un masque derrière lequel s’embusquent des monstres, comme dans les tableaux de James Ensor l’Ostendais, autre personnage emblématique du livre.
Le Bonheur des Belges se confond-il avec une épopée rigolarde et quasiment rabelaisienne, sur laquelle la quatrième de couverture met l’accent en occultant tout le reste ? Oui et non. Ce ton de frairie en partie bruegélienne ne prédomine que dans les épisodes flamands, en particulier le jubilatoire chapitre 5, peut-être le sommet drolatique du livre, où notre petit bonhomme, toujours vaillant, s’engage dans le Tour des Flandres le 30 mars 1958 et le gagne : pour les amateurs du noble sport de la grimpette en danseuse, un régal.
Mais il est caractéristique que le chapitre 6 substitue brutalement à ce moment de pure euphorie une guerre des tranchées beaucoup moins amène car Ypres est une des étapes du voyage, où le 22 avril 1915 (et non pas 1914, comme l’indique la coquille – ce n’est pas la seule – de la page 260) l’armée allemande répandit à 18 heures 150 tonnes de chlore qui gazèrent 3 000 combattants et en laissèrent le tiers sur le carreau.
On se souvient alors que ce surprenant Bonheur commençait par l’évocation, d’un violent réalisme, de la bataille de Waterloo, qui mit enfin un terme, mais à quel prix !, aux effroyables vendanges humaines du boucher de l’Europe, et que, pendant tout le temps, fort long, où les pays en deçà de l’Oural, États souverains ou simples provinces, s’engagèrent dans des conflits sans fin, le malheureux territoire belge ne fut guère plus qu’une serpillière sur laquelle les conquérants de tout poil vinrent à intervalles réguliers essuyer leurs bottes sanglantes.
Et voilà que cette nation cent fois martyre depuis César, enfin unie après sa révolution anti-batave de 1830, s’apprête à se déchirer ! Ah ! non, c’est trop bête, avoir monté en 1958 une exposition universelle titanesque et construit l’Atomium, qui avait vraiment fière allure, pour en arriver là ! Faut-il qu’après la fête s’insinue la tristesse, comme chez Verlaine, qui était un peu belge, « une suite / Mauvaise » succède toujours « à ces instants sereins » ? Le très mélancolique chapitre neuvième et dernier débute par une élégie, une pavane pour la Belgique défunte.
Mais Patrick Roegiers, un vrai Belge, n’en doutons pas, comme tant d’artistes qu’il aime (Michel de Ghelderode, Félicien Rops, Léon Spilliaert, Georges Rodenbach), croit et ne croit pas à la fois que le pire soit toujours sûr. Il appelle à la rescousse, dans son bien réel chagrin, le vieux Bruegel et puis le courage des Belges, qui ont su résister à l’occupation espagnole de l’affreux Philippe II et de sa clique, enfin, pour faire bonne mesure, convoque à nouveau (elle ouvrait le livre) la comédienne Yolande Moreau, qui fut au cinéma une Séraphine mémorable.
Hardi petit ! Le héros anonyme se confie une dernière fois : « Moi je n’ai pas de père. Le seul repère, c’est mon pays. Mon rêve, c’est la Belgique. Mais c’est un rêve qui reste un rêve » puisque en vérité « la Belgique est le pays des songes », donc d’une certaine manière n’existe pas. Hors en ce beau livre, qui le fait exister et diablement, quand même !
Maurice Mourier
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