Un peu de mathématiques pour commencer, même s’il s’agit de notre matière faible. Il faut résoudre ses complexes et se convaincre qu’il existe « autant de mathématiques que de petites filles », comme l’affirmait Marcel Duchamp. Tentons donc quelques jongleries avec les variables de l’équation à venir : « Deux fois deux font quatre, c’est un mur », nous dit Dostoïevski. Kemény surenchérit : « Deux fois deux font quatre. Si tu n’en dis mot – tous l’oublient. Si tu le dis trop : nul n’y croit. » Lorsqu’un grand poète vivant rencontre un grand traducteur vivant, on obtient Nil et autres poèmes, éditions La Rumeur libre, collection « Centrale / Poésie ».
Nil et autres poèmes fait suite à Deux fois deux, premier recueil en français d’István Kemény, également traduit par Guillaume Métayer et publié aux éditions Caractères en 2008[1]. L’ouvrage se divise en deux parties. La première nous donne à lire dans son entièreté le dernier recueil du poète hongrois. La seconde nous offre un florilège de poèmes inédits. Cette division ne manque pas de vertus et s’oppose à la composition traditionnelle des ouvrages traduits qui condamne souvent le lecteur à une approche tronquée de l’œuvre.
Nil se tient loin des habituels livres de poésie à dispositif ou à sujet. Leçon à retenir du côté de chez nous quand notre poésie contemporaine française fatigue et se complaît souvent dans le développement d’un thème qui file très vite sa quenouille. Ici, la cohérence de l’ensemble ne tient pas plus au motif qu’au système, mais à la manière dont le poète sigille le réel et semble à chaque coin de strophe nous rendre la chose vue « du premier coup pour la seconde fois », comme le disait Jean Paulhan. Plus qu’une intelligence, plus qu’une raison ou qu’une pensée, ce qui frappe dans ses poèmes, c’est l’omniscience du regard. Le poète travaille avec les outils qui sont les siens. Il semble se mouvoir au milieu des choses avec la certitude mêlée de doute tranquille que la poésie se suffit à elle-même et n’a pas à se placer sous un quelconque patronage épistémologique.
On y goûte les bienfaits du patchwork, passant avec plaisir du poème en vers au poème en prose, en rimes ou en vers libres ; de textes fluviaux à d’autres qui se ramassent sur eux-mêmes jusqu’au monostique. Au détour d’une page, on découvre une quasi définitive définition d’internet : « Le mot s’envole, et reste ». Une traverse nous mène au poème « Question » dont la réponse en forme de saillie métaphysique fait écho dans un demi-sourire aux discours éco-poétiques à la mode d’aujourd’hui : « Comment était le ciel originel ? »
Plus loin, « Police scientifique, débat »,un poème de six pages, établit un dialogue entre Lucifer et Adam, plus cinématographique que théâtral, à la manière des séries télévisées dans lesquelles deux experts de la police scientifique tentent de reconstituer l’accident de voiture représenté dans le tableau du peintre contemporain hongrois Attila Szűcs, Accident by White Ball : une voiture écrasée par une balle géante. La conversation dévoile un jeu de perspectives et de mises en abyme vertigineux. Adam confesse qu’il est l’auteur du tableau. Lucifer avoue qu’il l’a retouché et qu’il est responsable du drame alors que l’accident n’est encore qu’à venir et que les deux dialoguistes sont déjà assis dans la voiture.
Encore un peu plus loin, une impériale « Hypnothérapie » de 9 pages doucettement ironiques. La lancinante anaphore : « Vous êtes triste » y revient comme un mantra. Le thérapeute semble s’adresser autant au lecteur qu’au poète. Il le dirige vers les recoins de lui-même, de tout ce qui le constitue, nage indienne dans le fleuve de ses souvenirs et de sa mélancolie. En un geste large de prestidigitation, les époques et les temps se confondent, l’histoire et sa possible fin semblent clignoter dans le sapin de Noël européen et les va-et-vient du dehors au dedans font un boucan de tous les diables dans la salle des machines :
« Vous êtes triste. Pas infiniment,
Juste extrêmement.
Vous pensez à votre âge. Vous êtes vieux.
Plus vieux que votre âge. Vous êtes un moderne.
Un moderne d’expérience. Vous êtes un
monsieur du dix-huitième siècle.
Vous aviez deux ans, quand dans un appentis
du domaine voisin la machine à vapeur a démarré »
Si la boussole paraît désaimantée, le nord n’est pas perdu et nous pressentons toujours que nous sommes à l’est. Au fur et à mesure de la pièce s’affirme l’impression que le thérapeute n’est rien d’autre que le poète, double de lui-même. À la fin, cette tristesse qui s’interpelle elle-même est empreinte d’harmoniques heureux :
« Triste. Vous pensez que peut-être
Il en est ainsi pour vous du bonheur.
Mais vous n’êtes pas déçu, pas en colère,
pas impatient, vous ne vous moquez même pas de vous-même.
Vous n’êtes pas non plus satisfait. Triste.
Triste, solennellement.
Vous pensez à la tristesse. Vous puisez de la force en elle. »
Tristesse qui se transvase tant et si bien qu’on en vient à se demander si le thérapeute ne se contamine pas lui-même à mesure que cet état devient socle salutaire pour le patient. L’effet tragi-comique est tel qu’on se remémore, à tort ou à raison, Les Douze Travaux d’Astérix et Iris, le mage hypnotiseur égyptien qui possède le pouvoir que quiconque se prenne pour un animal. Il tente de faire répéter en vain à notre petit Gaulois : « Je suis un sanglier. » À force de le répéter inlassablement pour le lui faire dire, l’hypnotiseur finit par se transformer lui-même en sanglier. Ce qu’il fallait démontrer.
[1] István Kemeny, Deux fois deux, trad. Guillaume Métayer, Caractères, 2008.
Guillaume Decourt
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