Tous les pouvoirs, nous dit Max Dorra, utilisent le levier ontologique des individus, d’une manière plus ou moins consciente. L’angoisse est un enjeu pour le politique, notamment parce que la question de la subsistance des citoyens est centrale, universelle, banale. « Si la lutte des classes est le moteur de l’histoire, le carburant de ce moteur est l’angoisse des individus. Ce dont aucun ‟projet de société” ne devrait faire l’impasse » (p. 13).
Car la déprime est appréhendée ici comme fait social, la dimension métaphysique étant volontairement laissée de côté. L’analyse de Hegel1 paraît la plus utile à la compréhension de cette angoisse quotidienne. L’autre porte la menace d’un « amoindrissement de soi » mais cette peur est « nécessaire » : elle est le signe d’une relation réelle entre moi et l’autre.
Tout au long du livre, le médecin Max (en consultation souvent) tient la plume de l’essayiste Dorra, qui déroule son ambition de trouver un mode d’emploi de la mélancolie – expression par laquelle il feint d’ironiser pour ne pas déprimer prématurément son lecteur… La feinte n’est qu’apparente, la recherche thérapeutique se mêle étroitement à l’approche conceptuelle et c’est en cela que le livre, à peine ouvert, ne nous quitte pas jusqu’à sa dernière page...
Dans la mélancolie, la puissance d’exister est défaillante, le désir affaibli. Max Dorra s’appuie ici sur les développements de Spinoza : l’être est un concept intensif (le conatus). L’envers de l’être n’est donc pas le néant, mais la mélancolie avec son versant clinique, la déprime – l’auteur préfère écarter le terme de « dépression », « déprimant, parce qu’il paraît sans recours ». Quelque vocable qu’on utilise, il s’agit bien ici de désigner un mal qui fatigue plus que n’importe quelle maladie, dont les symptômes – perte d’espoir, lassitude – se reconnaissent à ce qu’ils surviennent « dès le matin ». Il est difficile, nous dit Dorra, d’identifier le fait générateur de la mélancolie : « Une perte souvent semble la déclencher ; en fait elle la révèle » (p. 40).
Le déprimé peut cependant trouver un réconfort (provisoire) dans l’objet transitionnel (Winnicott), ce que Max Dorra traduit par cette exclamation amusée : « Vite, mes cigarettes ! Ma Porsche ! Mon argent ! Mon Nounours ! Ma Légion d’honneur ! » (p. 41).
En médecin avisé, Max Dorra s’applique à décrire les symptômes de la mélancolie. Ce faisant, il s’intéresse à sa manifestation la plus répandue : la maladie de la valeur, un virus hautement transmissible, qui rend l’individu excessivement dépendant de son évaluation sociale. Ce qui accable, ce qui nous accable, c’est la « normalité », l’idéologie régnante de la valeur d’échange. L’auteur prête une attention particulière à son expression la plus tragique : l’augmentation des suicides sur les lieux de travail (infirmières à l’hôpital, cadres à France Télécom entre 2006 et 2011). Mais il reconnaît l’impuissance de la médecine à prendre en charge cette pathologie : « Le traitement de la maladie de la valeur reste encore à découvrir », même si « les éléments de son diagnostic, pourtant, ont été décrits depuis près de cent cinquante ans par un docteur… en philosophie » (p. 66). C’est par cette transition que l’auteur ouvre un chapitre consacré à Marx, dont les analyses sur le « libéralisme » économique – « le renard libre dans le poulailler libre » – conservent tout leur pouvoir éclairant.
Entraînant son lecteur des couloirs de l’hôpital au Capital marxien, de ses patients alités à l’Éthique de Spinoza, l’auteur aborde le sujet de l’angoisse sans gravité, nous offrant de ce thème sombre une lecture aussi instructive que… réjouissante.
1. G. W. F. Hegel, « La lutte des consciences de soi opposées », in Phénoménologie de l’esprit, t. 1.
[ Extrait ]
« Il n’y a ici ni ‟bons” ni ‟méchants” mais uniquement des êtres plongés au hasard de leur naissance dans une froide logique, celle du profit et d’un rapport de force caché. La logique folle, ubuesque, du monde de la valeur, fétichisant la marchandise et l’argent qui, à leur insu, dicte à ces êtres leur conduite. »
Max Dorra, Angoisse, p. 73.
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Patricia De Pas
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