« Mélancolie ». Ce joli mot d’un temps défait se prolonge en quatre syllabes. Deux consonnes liquides encadrent une occlusive, seul son qui accroche au centre et offre une résistance à la mélodie douce qui s’ouvre en passant d’une voyelle mi-fermée à une nasale ouverte, pour se refermer progressivement avec un « o » mi-fermé et un « i » final fermé. Il vient du latin melancholia, emprunté au grec, formé de mélas (« noir ») et de kholé (« bile »). C’est l’une des quatre humeurs dominantes selon la médecine grecque ancienne : la bile noire, produite par la rate. Baudelaire lui préféra un monosyllabe, l’anglais « spleen » (qui désigne la rate).
Le titre du dernier livre d’Olivier Deschizeaux, L’Herbe noire, nous établit d’entrée sur ce sombre territoire. Il ne faut pas craindre de se perdre dans le labyrinthe verbal et syntaxique de ce poète de la déraison. On « tombe », la « tombe », le verbe et le nom ensemble, dans une saturation signifiante : tout est « enterré ». Le lecteur pressent l’assaut comme la charge lourde d’une armée d’ombres, avec leurs « bottes devenues sourdes », « entre l’éden et l’enfer », dans une nuit sans fin.
Le noir se dissémine et caractérise chacun des noms suivants : « fougères », « nuages », « hiver », « anges », comme « l’herbe ». Est-ce un emprunt à ce poème de désarroi de Verlaine, « Charleroi » ? « Dans l'herbe noire / Les Kobolds vont. / Le vent profond / Pleure, on veut croire. » Est-ce l’hellébore, cette plante des fous, remède antique à la mélancolie ? Peu importe, le désarroi et la lutte contre la folie sont inscrits.
Le poète se fait chaman, prophète, mage, il est comme chevauché par des esprits dans un rituel vaudou. Alors l’hyperbole devise avec l’allégorie, « un christ à chaque ongle », le grotesque baroque frôle l’univers saturé du cauchemar. Quelqu’un manque, ce « tu » effroyable de béance, parfois « voué aux flammes » : « la vie sans toi est un empire crasseux où la pluie et la foule ruinent les arpèges que nous fûmes ». Pantin « défiguré, difforme, dilaté », le narrateur divague, désaxe l’apparence pour la rendre à son impossible lisibilité.
Des substances destructrices apportent des visions : le LSD des poètes de la Beat Generation, la mescaline d’Artaud, Michaux et Jim Morrison. De « poëme » en « pohème » (et « bohème »), nous pensons alors, pêle-mêle, à ces poètes voyants, ainsi qu’à Lautréamont et à Ginsberg, comme à Dylan, Bashung ou Noir Désir.
Ici pousse l’ancolie, fleur des poètes et de la mélancolie, pour Nerval « la fleur qui plaisait tant à [s]on cœur désolé ». Que son nom latin, « aquilegia », soit dû à l’eau (des larmes ?) qu’elle peut recueillir ou à l’aigle, la nasalisation du a initial vient du rapprochement avec « mélancolie ». Le poète de L’Herbe noire, au terme de son chemin, en parle comme de son livre : « l’ancolie est une œuvre pathétique… j’agonise au hasard de mes psaumes… homme de rien… »
Dans cet espace sans cesse traversé d’astres morts, des mots répétés filent une trame mourante, car tout incline vers le désastre. Le narrateur appelle la mort pour qu’elle s’illumine en « ombre liquide » tandis que des objets sacrés (« cierge guetteur », la « croix ») ritualisent ce départ souhaité : « taedium vitae qui brise l’âme… dieu et diable en de mêmes oripeaux… les loques d’une vie à naître… une capitale d’une vie à naître… une capitale de la mort qui se joue des fardeaux de l’œil… »
Le « taedium vitae », ce dégoût de la vie dont parlait Sénèque, c’est la tentation du suicide, l’attirance pour « l’herbe noire » du « doux étang » où « stagne » « l’eau bénite ». On sent que cognent en tête les obsessions nocturnes, rien ne les freine : « la nuit est une machine folle » qui tourne dans le « cortex brisé ». Sous le crâne, la tempête du vide (celle des mots). Depuis longtemps, les contes ont cessé, « un regard de sept lieues » les dénombre : aucun.
Le titre du livre d’Éric Sautou, À son défunt, nous annonce le deuil à la troisième personne. Ce titre était déjà celui d’un poème de La Tamarissière (Flammarion, 2006) dans lequel le poète commençait par donner voix à la mère. Ici, l’épigraphe d’Apollinaire oriente la lecture : « Des enfants morts parlent parfois avec leur mère / Et des mortes parfois voudraient bien revenir ». Dans la première partie, « Septembre », le poète s’adresse à la mère défunte. Nous restons tout près des mots simples avec l’intensité de la douleur. Les mots la contiennent autant qu’ils la délivrent :
« Ton jour est ici, je t’attends beaucoup.
Tout est changé dans l’air.
Cœur définitif, maman, grand précipice. »
Entre deux voix, nous oscillons (enfant/ adulte) : inconfort. Quelque chose clairement s’est interrompu :
« Ce qui est la vie se fane. Les choses mortes traînent partout. »
On répète. Pas pour redire, pour comprendre :
« Je vois à peine – et puis je n’entends plus.
Je n’entends plus. »
Ces bribes d’appel atténué (dédramatisé, donc terrible) résonnent dans la réponse, une impuissance : « Sauve-moi. »
La mélancolie envahit, sans ostentation. Les parenthèses assourdissent la voix, l’ensevelissent. Car tout tombe et s’ajoute au noir la profondeur, comme pour répondre à la défunte.
Par la relation étroite entre deux êtres, tenter de faire se rejoindre vivre/mourir par le pont de mélancolie, sur un fleuve noir : « tu es la seule/je suis le seul ». Si la mère disparaît, son fils deviendra son défunt puisque plus personne ne l’appellera « mon enfant ».
La seconde partie, « Autres poèmes », compte sept poèmes fragmentés.
« j’écrivais des poèmes (des lambeaux) des peines des sursis »
Comme tout est dispersé, le poème sur la page livre des groupes de mots courts. Associations nominales, adverbes modalisateurs qui requièrent toujours la limite, le jamais atteint et l’enracinement dans l’assise mélancolique pour ne pas perdre contact avec l’en allé. Mélancolie : michemin, mise de peu qui tremble de se poser :
« Des oiseaux s’en vont et viennent de plus en plus nombreux.
Les jours d’après je ne meurs pas. »
Le mode mineur protège de la grandiloquence et de la tragédie :
« regardez il y a
la plus petite (petite)
et la seule de nos maisons (une rivière l’accompagne) »
C’est un lien meurtri qui l’unit à la vie battant faible :
« mes parents
assis à leur table
se taisaient formidablement »
Lorsque l’adverbe s’allonge, c’est que quelque chose meurt, se tait.
C’est « la sombre /douleur le temps », cela qui ne se mesure pas.
La mélancolie offre au deuil sa permanence, une forme d’éternité qui oscille entre mort et vie : « tu relèveras ma maison // quelques mots (juste quelques mots) ». Trait d’union modeste de la mélancolie : « c’est toi le souvenir / c’est moi le souvenir ».
La dernière partie sonne comme un adieu : « Dernier poème ». Le mot « défunt » désigne un accomplissement. Ici, en point final, un humble poème au titre entre parenthèses, « (les oiseaux) », suivi d’une photographie d’une femme que l’on imagine être la mère. Preuve mélancolique de ce qui a été, entre « joie » passée et « sombre /douleur ».
Isabelle Lévesque
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