Dans le monde décrit par Orwell, la classe dirigeante pense que le seul système viable – « après une guerre atomique qui a répandu la terreur dans toute l’humanité » – est de parvenir à des manières d’agir simples, univoques, et à une adhésion sans faille à cet état de fait. D’où quatre lignes de force : la novlangue, la réécriture de l’histoire, la répression du désir sexuel, la surveillance et la destruction des déviants. C’est le pain quotidien des « exécutants » du Parti, mais non de ses « dirigeants ». Ceux-ci savent bien ce qu’ils font : réduire les membres du Parti (le reste de la population ne compte pas : c’est du bétail) à une totale soumission à leurs injonctions, incorporées dans la « machine administrative ». Eux savent que la langue est simplifiée, que les chiffres économiques sont inventés, que Big Brother et Goldstein n’existent pas. D’où la « doublepensée » : garder en tête deux croyances incompatibles, sans en rejeter une. C’est un tour de magie : « produire consciemment l’inconscience, puis, de nouveau, se rendre inconscient de l’acte d’hypnose qu’on venait de réaliser. Même pour comprendre le mot « doublepensée », il fallait faire appel à la double pensée[1]. » « L’intellectuel du parti sait dans quel sens il doit modifier ses souvenirs ; il sait donc qu’il manipule la réalité ; mais, par l’exercice de la doublepensée, il se rassure sur le fait que la réalité n’a pas été transgressée. Cette opération doit être consciente, sans quoi elle ne pourrait être effectuée avec une précision suffisante, mais elle doit aussi être inconsciente pour ne pas induire un sentiment de duplicité, et donc de culpabilité[2]. » Ils savent qu’ils n’agissent pas pour le bien du peuple, mais ils croient aussi qu’ils agissent pour ce bien.
L’ensemble formé par la doublepensée et la novlangue est une sorte de « psychose administrée[3] ». Les gens sont clivés : une partie d’eux adhère à ce monde restreint et effrayant ; une partie cherche à s’en affranchir ; plus rarement, ces deux parties communiquent, et il se peut alors que « quelque chose » dans la vie réelle change. Ce qui n’arrive pas dans ce roman.
La novlangue en démocratie libérale
De mon point de vue, cette novlangue prend deux formes principales : ce qui est sciemment malpensé (mensonges, déformations, erreurs d’attribution, formules insensées) et ce qui reste impensé par défaut d’expression(restrictions du vocabulaire, syntaxe déficiente, formules toutes faites). Je prends deux exemples de malpensée (délibérée ou non, selon qui les profère) :
- La priorité du peuple – disent les sondages – est l’augmentation du pouvoir d’achat. Autrement dit, tout ce qui peut être décrit en termes monétaires, tout ce qui est « produit ». Il est exclu de penser que les gens recherchent une qualité de vie, fort variable selon les croyances, les âges, les lieux où l’on vit, les aptitudes personnelles et collectives, et bien d’autres facteurs. Le « pouvoir d’achat » réduit tout désir humain à la recherche de marchandises ; il est un ressort puissant pour créer des objets, dont une bonne partie est superflue, inutilisable, voire nuisible. Mais dire cela est associé, dans la novlangue, à la « décroissance » et à l’« écologie punitive ». Ou pire, à une dénonciation diabolique de l’ « économie de marché » (le Marché est un équivalent de Big Brother).
- Ce qui caractérise les pays dits occidentaux est la démocratie, autrement dit le gouvernement du peuple. Comme, en réalité, les peuples de ces pays sont gouvernés par de petites minorités d’élus et de fonctionnaires, ceux-ci tentent de fabriquer le consentement du peuple (en d’autres termes l’opinion publique – au sens strict), en lui décrivant une réalité et les moyens de la modifier (si elle n’est pas satisfaisante) par le jeu des décisions publiques (lois, décrets, etc.) qui sont jugées « bonnes », « mauvaises » ou « illusoires ». À mon sens, ces pays sont un mélange d’autocratie, d’aristocratie, de ploutocratie et de démocratie – mais ce n’est pas reconnu comme tel, d’où une mascarade continuelle concernant les décisions publiques[4]. Lorsqu’il y a mensonge ou confusion provoquée, il est possible de rectifier. Il est beaucoup plus difficile de combattre l’impensé.
Je choisis trois termes émergents employés en tous domaines : « stratégie », « c’est compliqué », « émotion ».
« Stratégie » est employé continuellement, et presque tout le temps en dehors de son sens. Une ville, un pont, une pensée, une manœuvre, un engagement, une arme, une défense, une personne, un objectif, une organisation... est stratégique – pour dire : important, décisif, méthodique. Il est rarement précisé en quoi ceci ou cela est stratégique. Et en général, la personne qui emploie ce qualificatif serait bien en peine de le préciser. Heureusement, il existe des « conseillers en stratégies narratives ».
« C’est compliqué » est devenu la phrase la plus facile d‘emploi dans la langue française. C‘est un exemple parfait, car il remplace : ardu, difficile, dangereux, éprouvant, complexe, harassant, rude, confus, subtil, délicat, obscur, emmêlé, embrouillé, redoutable, ennuyeux, irréalisable, pénible, irréalisable, gênant, etc. L’étymologie nous donne : « entrelacé ». On peut parler, avec justesse, d’une figure compliquée. En disant « c’est compliqué », on fige la pensée.
Depuis quelques années, l’« émotion » tend à s’imposer. C’est plus pernicieux que « stratégie » et « c’est compliqué », car cela supprime deux choses : la diversité des émotions – les sentiments –, et crée une fausse opposition entre « émotion » et « raison ». On ne dit plus que tel événement déclenche la peur, la joie, l’amour, la haine, le dépit, l’horreur, l’admiration, la colère, le chagrin, le regret, la honte... On dit seulement que ceci ou cela a « suscité l’émotion », qu’il faut savoir « gérer ses émotions », accroître son « intelligence émotionnelle ». Nous n’avons plus besoin de sentiments, autrement dit de motifs de nos émotions. En revanche, les émotions doivent se succéder sans trêve, sinon on risque d’être en manque. D’où un ballet, incessant, entre « émotion » et « raison » – laquelle n’est qu’une « suspension » des émotions. Comme si nous disposions d’un commutateur à deux positions : émotion/raison.
En dehors de ces mots passe-partout – ils sont des dizaines –, trois techniques de la novlangue sont couramment pratiquées pour ne pas penser : le raccourci, l’allongé, l’anglicisé.
Les raccourcis sont parfois anodins, mais certains conduisent à une restriction du sens des mots. Un des plus beaux exemples est la « Tech » (c’est mieux avec majuscule). La technologie fut d’abord la science des techniques (du temps où Simondon, Ellul, Mumford, Leroi-Gouhran pensaient la technique), ensuite vinrent les « techniques d’information et de communication », puis les technologies de l’info-com, puis les technologies tout court, puis LA technologie, puis la Tech. Dans un tout autre domaine, un hebdomadaire qui fut un temps très prisé s’est diminué de lui-même au fil des décennies : L'Observateur politique, économique et littéraire (1950), L'Observateur aujourd'hui (1953), France Observateur (1954), Le nouvel observateur (1964) surnommé « Le nouvel obs », est devenu L’Obs en 2014. Étant donné que 50 % des pages sont de la publicité, on hésite entre obs(ervateur) et obs(cène).
Les allonges sont comme les extensions de cheveux ; on augmente la longueur des mots pour faire plus riche (et parfois plus savant) : problématique (pour problème), thématique (pour thème), conditionnalité (pour condition), temporalité (pour temps ou durée), informationnel (pour information), pragmatique (pour pratique – en ignorant que le pragmatisme est une théorie philosophique), parentalité (pour parenté), disruption (pour rupture), narratif (pour récit – de plus, narratif est un adverbe), conflictualité (pour conflit). Prix spécial du jury pour : « problématicités et conceptualités », qui sont « constitutives » de la philosophie, selon le rapport 2023 du concours externe d’agrégation de philosophie.
Le farci d’anglais est un virus très contagieux. Il remplace sans le moindre avantage un terme français : metaverse (dérivé de universe – en français univers, sans « e »), care (soins), spoiler (pour gâter, confondu avec spolier), challenger (pour défier), soft power (calqué sur « hard » : matériel et « soft » : logiciel, en informatique – comme si le pouvoir n’était pas toujours simultanément « geste et parole »), implémenter (pour implanter, installer), liker (sur Facebook on peut « liker », mais non « disliker » ou « hater » – ce serait méchant), story (pour récit), punchline (pour chute ou dernier mot), reel (qui veut dire « bobine » et n’a rien à voir avec le français « réel »), trash (ordure), game changer (qui change la donne), red carpet (tapis rouge), empowerment, fashion week, black friday, total look, coaching, top (il fait partie du top 5 du tennis »), etc. Le « genre » offre une confusion maximale : en anglais, « gender » veut dire « sexe » ou ce qui est lié au sexe ; en français, genre désigne aussi bien le masculin et le féminin (grammatical) qu’un élément de taxonomie : famille/genre/espèce. On arrive ainsi à des absurdités telles que transgenre pour désigner quelqu’un qui change de sexe (au lieu de transsexuel, terme que n’importe qui peut comprendre) ; ou inégalités de genre, alors qu’il s’agit d’inégalités de sexe. Par ailleurs, on continue à écrire « violences sexistes et sexuelles », et je me demande ce qu’il faudra écrire pour « genrer » cette expression : « violences genristes et genrées » ? Bien sûr, une langue s’enrichit par les apports de termes et d’expressions d’autres langues : badge, barman, boycott, club, cool, cowboy, dealer, football, hot-dog, jean, K.O., match, O.K., overdose, parking, puzzle, replay, sandwich, slogan, snob, supporter, T-shirt, week-end, yacht, zapper... sont un échantillon d’un franglais qui comporte des milliers de termes. La plupart d’entre eux sont « assimilés ».
Des sous-ensembles de la novlangue sont assez nettement marqués, même si des mots et expressions venant d’un domaine émigrent dans plusieurs autres, tels que stratégie, écosystème, éthique. La santé et l’environnement recèlent de nombreux exemples.
Bipolaire, sociopathe, psychopathe, SPT (stress post-traumatique), zone de confort, care, urgence absolue, « en situation de handicap », malvoyant, malentendant, etc. « Bipolaire » remplace maniaco-dépressif, qui avait l’avantage de préciser qu’il ne s’agissait pas d'un mouvement pendulaire, la « manie » étant une phase de la dépression et non pas son opposé. « Psychopathe » est fort vague : « souffrant de l’âme » ; et « sociopathe » n’a aucun sens : « souffrant de la société » ! Le summum dans la novlangue psychiatrique est le DSM (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), qui fait penser à un catalogue de pièces détachées. « Le pronostic vital est engagé » mérite une prime : un pronostic est une affirmation sur le futur. Comment pourrait-il être « vital » ? Et « engagé à quoi » ? C’est insensé, mais évite de dire : en danger de mort, entre la vie et la mort.
Le développement durable est une mauvaise traduction de « sustainable development » qui veut dire « robuste », « viable ». On voit des produits étiquetés : « éthique, durable et écoresponsable ». L’éthique c‘est la science des mœurs : comment un produit pourrait-il être « éthique » ? Les « écosystèmes » fleurissent partout : entreprise, sport, culture, collectivités territoriales. Mais presque personne ne sait ce qu’est un écosystème. La « résilience » (le fait de reprendre sa forme après un choc) est le remède à tout. Elle a remplacé l’endurance, la résistance, l’adaptation, l’évitement, l’affrontement, la souplesse, etc.
Les conquêtes récentes de la novlangue
Rien n’est aussi pernicieux que le langage « politico-médiatique » (j’y inclus la publicité et les sondages d’opinion), qui envahit tous les domaines de la novlangue, car il se fait passer pour le « langage ordinaire » que tout le monde est censé comprendre et pratiquer. Nous trouvons ainsi des formules indigentes ou fausses : remettre l’église au centre du village, fendre l’armure, issu de la diversité, quartiers sensibles, la vraie vie ; et plus récemment incarnation, rue arabe, Sud global, arc républicain, en responsabilité, guerre hybride...
Ce langage particulièrement bêtifiant et édulcorant est omniprésent dans les chaînes d’information de télévision. Il est composé de ritournelles, d’injonctions, d’euphémismes, d’hyperboles, que je livre ici en vrac : bien évidemment, notamment, décryptage, RAVIS de vous retrouver, faites-vous VOUS-MÊME votre opinion, RESTEZ AVEC NOUS, ÉCOUTEZ, REGARDEZ (ces deux derniers ont quelques mois, et leur simultanéité ressemble à une injonction passée par des « communicants »), nos MEILLEURS experts (autoproclamés alors que l’expertise est la réponse à une commande, et non une qualité intrinsèque).
Les « fakes » (trucages, contrefaçons) et « deepfakes » (hypertrucages) sont désignés comme d’absolues nouveautés, produites par l’Intelligence Artificielle (« IA » : une nouvelle divinité). Une émission de télévision se nomme « Vrai ou fake » : c’est une forme assez retorse de novlangue, car en mettant l’accent sur le « fake », on ne dit rien du mensonger et de l’impensé non truqués.
Il n’est pas facile de savoir quand des expressions de la novlangue apparaissent et encore moins de constater leur disparition. Cependant, certains termes sont de bons révélateurs du brouillard ou brouillage mental auquel nous sommes soumis : stratégie (tout est guerrier), c’est compliqué (inutile de rechercher des causes de quoi que ce soit : un hymne à l’ignorance), bonjour à vous (insensé : personne ne dit « bonjour à toi »), bien évidemment (devenu un signe de ponctuation). L’enjeu de la résistance à la novlangue n’est pas la « belle langue » littéraire, mais la capacité à exprimer autre chose que des interjections et du prêt-à-penser. En d’autres termes, ne pas être obligé d’avoir seulement le choix entre la réclame débilitante du Meilleur des mondes et la propagande mortifiante de Mille neuf cent quatre-vingt-quatre ou du fréquent mélange des deux.
[1] Orwell George, Mille neuf cent quatre-vingt-quatre (1949), Agone, 2021 (nouvelle traduction), p.60.
[2] Ibid, p.332.
[3] Ibid, p.335
[4] Pour cet exemple, je conseille la lecture de Jacques Ellul, Exégèse des nouveaux lieux communs, Calmann-Lévy, 1966, notamment le chapitre « De la démocratie individualiste à la démocratie organisée (ou massive) ».
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)