Pour aller plus avant dans la mise en abyme de la mise en abyme, on serait sans doute bien incapable de nommer de mémoire, pour chaque œuvre lue, le traducteur qui l’accompagne : ce Cauchemar climatisé d’Henry Miller qui, je le croyais, me fut important, a-t-il été traduit par Henri Fluchère ou Georges Belmont ? Ce Quatuor d’Alexandrie de son ami Lawrence Durrell, pourtant lu passionnément, mais qui l’a donc traduit ? Et ces vers de Yannis Ritsos – si différents selon les éditions – qu’on rappelle à soi tous les jours dans sa tête sous cette forme : « Si je t’ai menti, ce n’est pas / pour te tromper. / C’est pour te protéger de ton ombre. », de quelle bouche d’ombre justement nous viennent-ils ?
Les vertiges et les poissons insolubles ne cessent pas : considérant que, comme en musique, on doit autant l’œuvre entendue à son compositeur qu’à son interprète, et sachant que toute autre traduction que celle lue s’en serait forcément trouvée autre, lit-on plus l’auteur que le traducteur ? Lui qui posa ses mots, mot à mot, sur ceux de l’auteur qui se satisfait bien souvent trop facilement de lui-même, quand l’autre prendra plus que de son temps et de son labeur pour le transcrire en d’autres signes. Tant qu’il arrive parfois que la traduction soit meilleure que l’original.
J’ai dit accompagnateur mais je songe à l’organiste, pilier d’un théâtre du sacré, qui joue la musique sans qu’on le voie. Qui l’incarne et s’y fond parce qu’on entend sans voir.
La poésie, qu’on aime à dire « intraduisible », n’échappe pas à ces interrogations, bien plutôt en rajoute-t-elle de nombreuses en raison de l’effort sur la langue. « Il y a poésie dès qu’il y a effort au style » disait déjà Mallarmé, s’exprimant sur l’évolution littéraire dans L’Écho de Paris en 1891. Alors, doit-on traduire la rime, l’assonance, l’inflexion musicale ; doit-on sacrifier à une image pour une autre, plus juste dans la langue d’atterrissage ?
Pour tout cela, on est heureux d’aborder A comme Babel – traduction, poétique,le dernier ouvrage de Guillaume Métayer – poète, essayiste et traducteur à qui l’on doit, entre autres, les Poèmes complets de Friedrich Nietzsche aux Belles Lettres et de nombreuses traductions de poètes contemporains hongrois, allemands et slovènes. Métayer y avance des réponses à la fois pratiques et théoriques ; artisanales et architecturales ; scientifiques ou païennes ; sérieuses ou comiques ; savantes ou grotesques – car ce n’est pas la moindre qualité de cet ouvrage que de sillonner d’humour et de traits d’esprit des réflexions d’une grande érudition. En douze feuilletons, parus initialement dans la revue Catastrophes et colligés ici, Métayer nous invite dans son atelier, au sens propre du terme ; il s’y dévoile avec ses outils, en bras de chemise, déployant un savoir, une exigence et une générosité peu commune.
Dans Paterson, film de Jim Jarmusch qui se situe à Paterson, aux États-Unis, ville du poète William Carlos Williams, l’une des scènes finales nous montre un touriste, poète japonais s’asseyant sur un banc pour admirer une cascade et s’adressant en mauvais anglais à son voisin, chauffeur de bus américain et poète également :
— Êtes-vous poète ?
— Non, je suis conducteur de bus. Juste conducteur de bus. Et vous, écrivez-vous des poèmes ?
— Oui. Mais mes poèmes n’existent qu’en japonais. La poésie en traduction, c’est un peu comme de prendre une douche avec un imperméable.
Mais revenons à Babel ; un grand organiste nous parle dans sa salle de bains. Profitons-en. Cela n’arrive pas tous les jours.
Guillaume Decourt
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