Ce que je sais d'Olivier Cadiot
Ce n’est pas un hasard si Olivier Cadiot travaille avec des metteurs en scène. Il a été, très tôt, et en tout cas dès ses premières parutions en public, l’acteur de ses propres textes. Je me souviens de l’avoir vu et entendu pour la première fois le 30 novembre 1983 dans l’auditorium du musée national d’Art moderne, où avaient lieu les lectures qu’organisait Emmanuel Hocquard. Il lisait comme il écrivait et comme il parlait, avec des ruptures de rythme et une grande drôlerie. On remarquera en outre, dans le fragment qui suit, extrait de sa lecture, l’intérêt qu’il manifestait déjà pour les sons :
« À
ce très réduit point
où passent mille
puis un silence
alors que c’est faux
autant
de bruits que de silence ?
Si
à ce très sombre
on ne bouge
l’œil pas une fois ni battement
de rideaux
bleus ni foncés ni marines
alors cela ne pas bouger
les bruits » *
On disait à cette époque qu’il travaillait dans la publicité. Je ne sais pas si c'est vrai. Il avait vingt-sept ans et éditait avec Pascale Monnier une petite revue à la fois modeste, dans sa facture, et insolente, Quffi & Fluk, où il avait publié ses premiers textes. Emmanuel Hocquard lui manifestait une amitié admirative.
C’est après cette lecture probablement que nous nous sommes retrouvés à quatre (Olivier Cadiot, Emmanuel Hocquard, Henri Deluy et moi) dans une brasserie de la place de l’Alma. Nous nous délections de Gertrude Stein. Nous aimions Alain Resnais, Providence, et Mon oncle d’Amérique, inspiré par les théories neuroscientifiques d’Henri Laborit.
Au cours d’un voyage en URSS organisé en 1988 par Henri Deluy (qui nous réunissait à nouveau tous les quatre), j’ai fait davantage la connaissance d’Olivier. Pendant dix ou quinze jours, nous avons parcouru des milliers de kilomètres en avion, de Moscou à Tachkent et de Kichinev à Samarcande ; nous avons circulé dans des voitures à l’agonie sur des routes défoncées à travers la Moldavie ; nous nous sommes retrouvés chez l’habitant pour des repas chaleureux et avons été hébergés dans des hôtels luxueux et vides où nous n’avions à manger… que du caviar (le menu ne comportait rien d’autre), agrémenté de vodka que mes trois compagnons buvaient allègrement – la seule fois où j’ai voulu leur tenir compagnie, je suis tombée très malade.
Tout cela n’est peut-être pas très intéressant à détailler si ce n’est pour planter un décor et restituer une atmosphère. Ce qui l’est probablement davantage et permet de comprendre par exemple les liens de Cadiot avec la musique et avec Pascal Dusapin (leur première collaboration, à ma connaissance, date de 1985), c’est de raconter ce qui suit.
Pendant que nous nous évertuions à dialoguer avec les « officiels », les poètes et les guides, Olivier enregistrait des sons, dans l’escalier que nous descendions après un débat ou un repas, dans la rue, dans les magasins… mais je me souviens surtout de l’épisode de Samarcande, qui va me permettre d’en venir à son dernier livre, Providence.
Nous attendions, je crois, un petit car, qui devait nous permettre de visiter la ville, sur une place couverte d’arbres. Il y avait là un bruit véritablement assourdissant, qui ne provenait pas des voitures, peu nombreuses ; c’était celui, beaucoup plus agréable, des oiseaux cachés dans les feuillages. Olivier sortit son magnétophone et l’enregistra.
De même qu’il enregistra avec le plus grand sérieux le discours que nous tint notre guide, une femme, dès son arrivée. Elle nous récitait visiblement un texte qu’elle connaissait par cœur, qui lui servait à chacune de ses expéditions, il était invariable et automatique, au point que si on l’interrompait, elle le reprenait, sans davantage se troubler qu’une machine enregistreuse. Nous étions excédés, Olivier, imperturbable et comme indifférent, poursuivait son travail d’ethnologue ou de capteur de sons.
Plus tard, il m’apprit qu’il se délectait de la méthode Assimil. Et qu’il avait une admiration éperdue pour le livre de Faulkner, Absalon, Absalon ! Il s’intéressait aux bruits des lieux mais aussi aux bruits des mots.
Lorsque j’ai lu Providence, je n’ai pu m’empêcher de rapprocher l’épisode de la place de Samarcande du chapitre intitulé « Comment expliquer la peinture à un lièvre mort », dont quelques pages restituent un instant où « brusquement, tout vous traverse, vous êtes en cristal » ; où vous écoutez « une musique involontaire qui grimpe accidentellement » ; où vous souhaitez vous installer « dans une chambre surplombant une cour d’école recouverte d’arbres ».
Dans la suite du passage, l’importance des sons se précise : « On pourrait aujourd’hui augmenter le son de n’importe quoi : le crépitement d’une éponge passée sur une table, un tremblement de jambe, le raclement de chaise, on obtiendrait une énorme symphonie. »
Voilà, nous y sommes, une « énorme symphonie ». Il ne s’agit pas ici de revenir aux traditionnelles relations de la poésie et de la musique (d’ailleurs Olivier Cadiot est-il un poète ? Il prétendait à cette époque que la question ne l’intéressait pas beaucoup : on le désignait comme tel, lui écrivait, voilà tout), mais plutôt de tenter de discerner ce qui est à l’œuvre dans le processus d’écriture d’Olivier Cadiot.
Pour commencer, il convient de remarquer son extrême disponibilité à l’environnement, qui lui permet d’entendre et de voir, de se laisser porter par toutes ses sensations, sans chercher à les unifier, sans craindre non plus de s’y laisser dissoudre. De cet abandon heureux naîtra la symphonie – c’est-à-dire un texte qui se constituera de lui-même.
Ce serait donc ça, le moyen de retrouver une unité, non pas factice et décidée a priori, mais née d’« un instant de pur présent », le moyen d’écrire à partir, non de son moi profond (foin de la psychanalyse), ni d’une trame romanesque, mais d’une extrême perméabilité aux lieux, aux êtres et aux sensations ?
Ce serait donc ça, le bonheur ? se demande-t-il.
- Bulletin A.R.C. poésie n° 17, 30 novembre 1983.
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