L’auteur éclaire les débats qui ont pénétré la sphère publique depuis les premières remises en cause, dans les années 1970, de l’emballement du processus de la croissance capitaliste. Et s’il est vrai que les écologistes ne se sont guère intéressés à l’Histoire, on peut regretter que, dans leur grande majorité, les historiens et autres spécialistes des sciences sociales, aient négligé cette immense et brûlante question. Pourtant, certains changements, comme la déplétion de la couche d’ozone, sont sans précédent ; bien d’autres, déjà anciens, ont connu une accélération sans précédent et ont abouti à d’irréversibles changements de seuil et, en ce sens, il arrive que « la différence de quantité [devienne] une différence de qualité ».
L’ouvrage est présenté en deux grandes parties : la musique des sphères, les moteurs du changement. Avec la première, l’auteur suit le découpage du monde en sphères, commun à la plupart des cultures, à savoir terre, air, eau, vie et non carbone, azote, soufre qui est celui des cycles biochimiques. Ce découpage de l’ensemble parfaitement continu de l’écologie est paradoxal et cependant nécessaire pour écrire l’histoire de cette dernière.
On doit d’emblée souligner la grande richesse des thèmes abordés dans la première partie dont les différents chapitres, qui peuvent être lus indépendamment les uns des autres, ne laissent aucune grande question dans l’ombre. Le choix de John R. McNeill d’avoir consacré de longues pages à la question de l’azote me semble particulièrement judicieux, car le rapport fondamental nourriture/population est étroitement dépendant de ce marqueur environnemental de la grande majorité de nos sociétés. La délicate alchimie de l’écorce terrestre et des sols inaltérée par des agricultures millénaires a été brutalement bouleversée au XXe siècle avec l’invention de la synthèse de l’azote par le chimiste allemand Fritz Haber (1909). La croissance exponentielle de son utilisation à des fins agricoles (4 millions de tonnes en 1939, 40 en 1965 et 150 en 1990) constitue l’un des bouleversements majeurs de l’environnement planétaire, ce qui aurait pu valoir à Fritz Haber les louanges de Jonathan Swift car « quiconque pourrait faire pousser deux épis de blé là où le sol n’en produisait qu’un auparavant mériterait bien plus d’éloges du genre humain que tout l’aréopage de nos politiciens ». Mais à tort car Swift, leur auteur, ne connaissait évidemment ni les cycles biogéochimiques auxquels obéit la biosphère, ni les tares systémiques de la société industrielle, impitoyable pour notre espèce. En effet, si les engrais azotés ont permis une augmentation notable de la production de céréales, c’est au prix d’une double catastrophe : écologique avec une pollution massive des sols et des eaux douces car « le plus souvent les engrais ratent leur cible et se retrouvent dans l’eau comme polluant » ; humaine avec la disparition de dizaines de millions de paysans expulsés vers les villes puisque seuls les plus grands propriétaires terriens étaient en mesure d’acheter ces engrais.
Les sols ne furent pas à l’abri des pollutions chimiques, mais dans leur cas, c’est à partir des années 1970 que ces dernières se développèrent comme une « métastase », avec le transfert d’industries lourdes d’Europe, des États-Unis et du Japon vers la Corée, l’Inde, le Brésil et bien d’autres pays en voie d’industrialisation rapide. John R. McNeill ne se départit jamais d’une drôlerie certaine pour traiter de ces graves questions. Ainsi, au terme du XXe siècle, les humains peuvent-ils être considérés comme des « remueurs du sol » au même titre que les grandes puissances géologiques planétaires telles que eaux, volcans ou glaciers. Et jamais le souci du détail n’éloigne le regard des nécessaires visions d’ensemble. Ainsi, la dégradation des sols affecte aujourd’hui un tiers de la surface terrestre mondiale. Quant à l’altération de l’atmosphère, si elle fut d’abord urbaine, locale et régionale, elle est désormais globale. Pour sa part, l’hydrosphère ne fut épargnée ni par les pollutions, ni par les assèchements ou les dérivations inconsidérées, ni non plus par les barrages de démesure comme naguère dans l’URSS à l’ère stalinienne et aujourd’hui en Asie avec le corsetage du bassin de la Narmada en Inde ou le barrage des Trois-Gorges en Chine.
Les deux derniers chapitres de cette première partie traitent de la biosphère, ensemble de tous les habitats qui hébergent la flore et la faune terrestres, à commencer par les micro-organismes qui en furent « le premier seigneur ». Hommes et microbes, plantes et animaux sont les acteurs d’un drame ininterrompu et aux multiples rebondissements dont le ressort est le progrès dans le procès de sélection des espèces symbiotiques au genre humain. Et « ce que Marx a dit de l’histoire du genre humain est devenu une réalité plus globale : les hommes font leur propre biosphère, mais ils ne la font pas à leur guise ». John R. McNeill évoque l’hypothèse où le rétrécissement de la biodiversité aurait des conséquences plus vastes que naguère la maîtrise des maladies ou la Révolution verte. Ces conséquences pourraient certes être contenues, mais à la condition que les tendances observées au XXe siècle s’inversent. Elles pourraient en revanche « s’avérer d’une amplitude dépassant l’imagination », ce qui constitue l’hypothèse la plus plausible.
Avec la seconde partie, l’historien tente de nouer les fils entre les changements prodigieux en matière sociale, économique et politique qui ont marqué le XXe siècle et ceux non moins gigantesques qui ont affecté l’environnement terrestre. Ces liens labyrinthiques résistent à toute explication monocausale telle que la tendance entropique, les contradictions du capitalisme, les dysfonctionnements récurrents du marché ou encore l’aveuglement d’une économie administrée dans la violence. Dans cet écheveau complexe, l’historien peut tout au plus discerner quelques lignes de force : l’expansion dans le monde entier d’un système énergétique fondé sur les combustibles fossiles et la croissance accélérée de la population, alors qu’une troisième tendance, « l’attachement à la croissance économique et à la puissance militaire était déjà fortement ancrée dans l’esprit des nations », tout au moins dans celui de leurs classes dirigeantes.
Forte montée de la population globale et urbanisation explosive distinguent le XXe siècle de tous les précédents. Précisons : si la surface des villes a décuplé, leur empreinte écologique a plus que centuplé. Ce dynamisme irrépressible a été porté par une extension inouïe et parfois elle-même explosive des systèmes énergétiques charbonnier, pétrolier puis nucléaire.
Quant aux idées et à la politique, fortement marquées par les ruptures des guerres mondiales, des révolutions et contre-révolutions, elles ont très peu changé sur le terrain de l’écologie, en dépit des traits de lumière que furent les ouvrages de Wladimir Vernadsky (1927) ou de Rachel Carson (1962). À la prophétie du physicien américain Robert Millikan, lauréat du prix Nobel, affirmant en 1930 que « l’humanité ne pourrait jamais infliger de sérieux dégâts à une chose aussi énorme que la Terre », John R. McNeill préfère la réplique de Katharine Hepburn à Humphrey Bogart dans The African Queen : « La nature, Mister Allnut, est là pour que nous nous élevions au-dessus d’elle. »
Cet ouvrage de référence, traduit avec élégance et précision par Philippe Beaugrand, administre la preuve que le changement environnemental apparaîtra, plutôt que les guerres mondiales ou l’essor et la chute du communisme, comme l’événement majeur de l’histoire du XXe siècle. Savant et accessible, profond et drôle, remarquablement illustré et documenté, bien au-delà des seules et habituelles sources anglosaxonnes, le livre de John R. McNeill offre une lecture neuve de l’Histoire. Il sera tout à la fois kit de survie et thème essentiel de méditation pour l’honnête homme du XXIe siècle.
Jean-Paul Deléage
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