Le binôme artistique Lully-Molière, que Madame de Sévigné nomme les « deux Baptiste », s’étend sur une durée d’environ dix ans (de 1661 à 1671) et se traduit par la production combinée de plusieurs pièces (de comédie et de tragédie) auxquelles on a accolé le terme de « ballet » dans la mesure où le dialogue dramatique est augmenté, dans une perspective synesthésique, de pantomimes, de danses, de musique et de chant pour le plus grand plaisir d’un jeune roi qui s’essaya d’ailleurs lui-même à la danse jusqu’au début de la trentaine (comme le montre par exemple le film de Gérard Corbiau, Le roi danse, sorti en 2000). La cour du roi n’aurait jamais pu s’imaginer que le talentueux Jean-Baptiste Lully et l’ingénieux Jean-Baptiste Poquelin s’intéressent à l’opéra car ni l’un ni l’autre ne possède de patronyme connu et reconnu. Libertins et noceurs, doués l’un et l’autre pour la farce et la comédie, ces deux saltimbanques se rencontrèrent à une époque où les divertissements royaux battaient leur plein. On estime que Lully arrive en France au mois de mars 1646. Remarqué pour ses talents de musicien et de danseur par Roger de Lorraine, chevalier de Guise, Giovanni Battista Lulli (1632-1687) suit une formation auprès de Lambert, chef des violons de Mademoiselle de Montpensier. Le parcours d’exception de ce Florentin le conduit à être naturalisé français en 1661 et à être nommé « surintendant de la Musique du Roi ». Les liens artistiques et amicaux qu’il tisse avec Molière (1622-1673) durent jusqu’en 1672, date à laquelle les deux hommes entrent en conflit en raison d’intrigues ourdies par Lully et destinées à se faire attribuer le privilège de l’Opéra en mars 1672. À cette même période, Molière est affaibli par des crises répétées de tuberculose, situation dont Lully profite pour racheter ledit privilège au poète et librettiste Pierre Perrin (vers 1620 – 1675).
Tous deux passionnés par la comédie italienne, les « deux Baptiste » eurent l’idée d’intégrer des airs chantés et dansés dans un tissu dramatique continu, donnant ainsi naissance à une forme de comédie-ballet considérée comme la charnière vers l’opéra. C’est de cette veine créatrice que naquirent plusieurs succès théâtraux qui tous correspondent à ce que l’essayiste René Bray écrit au sujet du Mariage forcé, à savoir que « la danse, à l’égal du dialogue, a pour fonction de peindre et d’expliquer les sentiments de Sganarelle et s’en faire surgir le comique. La cohésion est parfaite[1]. » L’esthétique du XVIIe siècle étant sous-tendue par la volonté de plaire et par le besoin d’instruire, Molière, dans le Premier placet au roi sur la comédie du Tartuffe, se fixe l’objectif suivant : « Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que, dans l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle […]. » Les « coproductions » Molière-Lully portent les caractéristiques assignées à la comédie à un degré paroxystique, comme en témoignent notamment des titres tels que Le Mariage forcé et Le Bourgeois gentilhomme. « Petite comédie-mascarade », Le Mariage forcé a été représenté au Louvre, dans les appartements de la reine mère, le 29 janvier 1664. La musique des entrées de ballet a été composée par Lully. Avec ces entrées de ballet, la pièce comporte trois actes ; sans les ballets, elle n’en compte qu’un seul. Le sujet n’en est pas très original, Molière n’ayant fait que mettre en scène certains passages du Tiers Livre de Rabelais. Sganarelle a 53 ans, ce qui ne l’empêche pas de vouloir épouser une jeune fille, Dorimène, qui ne voit dans le mariage qu’un seul avantage : être affranchie du pouvoir paternel qui lui pèse… La comédie est entrecoupée par un certain nombre d’entrées de ballet : dans la première apparaissent notamment la Jalousie, les Chagrins et les Soupçons ; dans la seconde se montrent deux Égyptiens (incarnés par le roi et le marquis de Villeroy) et deux Égyptiennes disant la bonne aventure à Sganarelle. La pièce se termine par un ballet burlesque, avec mascarade et charivari. Par ailleurs, jouée pour la première fois devant la cour à Chambord en octobre 1670, Le Bourgeois gentilhomme est une comédie-ballet exemplaire dans la mesure où l’auteur réussit l’intégration du spectacle musical dans une œuvre parlée. L’intrigue est essentiellement composée d’une succession de « sketches » imaginée et composée en quinze jours, et destinée à amener la « turquerie » finale, ballet comique qui occupait une durée égale à celle de la comédie proprement dite. Dans cette pièce, Molière brosse le portrait d’un riche marchand, naïf et vaniteux, qui veut se faire passer pour noble, s’efforce d’acquérir les manières et la culture des nobles. Le dramaturge ne se moque pas tant de son désir d’élévation sociale que des procédés excessifs mis en œuvre pour sortir de sa condition. Transclasse avant l’heure (selon le concept de Chantal Jaquet, auteure en 2014 de l’essai intitulé Les Transclasses ou la Non-Reproduction), Monsieur Jourdain cherche par tous les moyens à échapper à sa naissance. Et qu’importe si ces rêves sont ceux d’un homme dont les travers ridicules sont savoureusement mis en avant par l’auteur : élevé, après mille péripéties comiques, au rang de « mamamouchi », Jourdain vit son heure de gloire en musique et en danse, bien qu’il ne soit au fond qu’un gentilhomme imaginaire à la fois dupé et triomphant, malade de sa bourgeoisie. Tourné en ridicule par cette « turquerie », il finira par consentir au mariage de sa fille Lucile avec Cléonte. Il convient de noter que, grâce au duo des « deux Baptiste », la musique et la danse sont devenues des éléments obligés de la comédie : elles parviennent à un tel degré d’épanouissement que leur développement, loin de menacer la suprématie du texte, apparaît comme son extension nécessaire. La collaboration de Molière et de Lully rend ainsi possible ce moment d’équilibre parfait où le ridicule le dispute à l’émerveillement pur.
[1] René Bray, Molière, homme de théâtre, Mercure de France, 1954.
Franck Colotte
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